Visages
de
Barsac.

Page 92.

L'Amand Dumeau.

I

Amand Dumeau était remorqueur de Garonne;
Et de tous le plus grand, le plus fort, le plus long; 
Aucune performance de lui ne nous étonne ! 
C'est le seul de Bordeaux pouvant franchir les ponts.

 

II

Il fallait voir les eaux que frappaient ses deux roues, 
Se creuser derrière lui en un profond sillage;
Et le train, accroché au câble de halage, 
Etait comme happé par ce puissant remous.

 

III

L'appel était si fort, qu'aussitôt sur les rives, 
Les eaux se détachaient. Emportant tout de vrac, 
Les riverains fuyaient en retraite rapide 
Pour éviter le choc du terrible ressac.

 

IV 

Pendant que s'apaisait cette houle fébrile, 
Le fleuve reprenait sa figure tranquille; 
Le convoi défilait à un lointain tournant, 
Ne laissant derrière lui qu'un panache flottant.

 

V

Lorsqu'il redescendait à allure si vive, 
Ce n'était plus la nef qui fend l'onde perfide, 
Mais un superbe oiseau, de couleur rouge et blanc, 
Qui glisse sur le fleuve, de ses ailes ramant.

 

VI

En excursions nautiques, vers la mer, à Royan, 
Ou tout le long du fleuve, souvent à Langoiran, 
Il transportait au moins un millier de personnes 
Qui toutes, sur le pont, gesticulent et chantonnent.

 

VII 

Mac-Mahon, président, visitant nos rivages,
Choisit dans tout le port le bel Amand Dumeau;
Sur le pont supérieur, tout au long du voyage,
Il ne cessait de dire : Que d'eau ! Bon Dieu ! Que d'eau !

 

VIII

Le Président Carnot, profitant d'une crue, 
Voulut un torpilleur à coque d'acier gris. 
Le voyage fut triste, sans vivats, sans saluts; 
La Garonne sourit aux marins du pays.

 

IX

L'Amand Dumeau serait sans doute octogénaire; 
Il a depuis longtemps terminé sa carrière; 
Mais son grand souvenir reste ancré dans nos coeurs, 
Car c'était sans conteste le roi des remorqueurs.

 

X 

Et parfois, vers le soir, dans la vallée lointaine, 
J'entends comme un écho affaibli et mourant, 
Répétant les signaux stridents de la sirène 
Et les promptes manoeuvres du remorqueur géant.

P. G. janvier 1946.