Visages
de

Barsac.

Tome I.

Page 103.

 

 

La complainte du Ciron.

 

   


PROLOGUE.

Sur les rives fleuries du CIRON de chez nous,
Un certain jour, rêveur, je promenais mes pas,
Lorsque des flots dorés surgirent tout-à-coup,
D'une nymphe des eaux les plaintes que voilà:

AUTREFOIS.

J'étais il y a longtemps un fleuve de montagne
Et mes eaux de glacier emplissaient le vallon;
Dans les sentiers fourrés je frayais mon passage,
Les rochers de granit étaient franchis d'un bond.
Lorsque tombait la nuit, creusant l'arène blonde,

Les ours et les renards s'abreuvaient de mon onde;
Le sanglier y but et le grand cerf aussi.

Tes ancêtres parfois, sur un tronc d'arbre assis,
Descendirent mon cours sous mes voutes touffues.
Mes glaciers s'éteignaient et les hommes vêtus
Sur mes bords escarpés construisaient des murailles.
Avec des bruits de fer se livraient des batailles;
Mon sable se rougit du sang de ces guerriers
Qui s'égorgeaient furieux dans l'ombre des halliers.

Plus d'une châtelaine aimant un jeune page,
En s'amusant rêveuse au clapotis de l'eau, 

Attendit sous un saule le joli damoiseau.
Ah ! c'était le bon temps de liberté sauvage !



AUJOURD'HUI.

Je ne suis maintenant qu'un affluent mesquin;
Et mon eau arrivant dans le fleuve Garonne
Longtemps sans s'y mêler continue son chemin;
Oui; de ma pauvreté aujourd'hui je m'étonne.
On m'a volé Budos et par de longs canaux,
Le cristal de sa source s'écoule vers Bordeaux.
Si parfois, lorsqu'il pleut, j'enfle, grossis, déborde,
Si je franchis mes digues, je veux miséricorde :
C'est qu'alors la Garonne aux eaux rouges de sang,
Refoule mon flot clair de son flot plus puissant.
Cà et là, sous un frêle pont, je glisse et murmure,
La fauvette en son nid chante dans la ramure;
Tandis que sur le sable et tout en satillant

 La timide bergeronette
Vient lamper une gouttelette,

L'hirondelle en habit noir, baise ma joue en volant.
En traversant un gué, boeufs roux et vaches grises
Boivent tout en marchant l'eau fraîche qui les grise;

 Puis relevant enfin leurs mufles ruisselants
Gagnent avec regret l'autre rive à pas lents.

Mes flots capricieux en passant les moulins
S'amusent à sauter en des cascades folles;
Et mes flocons d'écume dansant des farandoles
Entendent les couplets d'un meunier très malin.
Il faut voir sur les fûts de leur longs radeaux plats,

Les hommes au béret, armé d'un échalas,
S'arc-bouter pour guider, préserver du naufrage

 Ce ruban noir frôlant les zigzags du rivage.
Saisi par le courant d'un trou béant qui fume,
Il glisse, il disparaît, il devient blanc d'écume,
Puis relève la tête, émerge peu à peu,
Pour reprendre son cours sous le joli ciel bleu.
Là, le dos en l'air, au fond d'une anse,
Les femmes à genoux frappent en cadence.
J'entends bien des babils et de piquants caquets !
Oh ! continuez donc je serais très discret.
Les marmots, pantalons relevés jusqu'aux cuisses,
Lancent à tour de bras des cailloux plats et lisses,

Avec la canevelle, taquinent le goujon,
Prennent un papillon tout en cueillant des mûres,

Bâtissent des châteaux, mangent des confitures.
Juste à mon embouchure, pour calmer mes regrets,
J'arrose le terroir du fameux Sauternais
Dont le nectar doré qui fait flamber les coeurs,
Lorsque tu le boiras, te verseras le bonheur.


DEMAIN.

Un jour le Bazadais, aplani par les eaux,
Sera privé des pluies qu'apportent les nuages;
Alors sur un sol plat, un maigre filet d'eau
Marquera de mon cours le rapide passage.
En parcourant mon lit, un géologue vieux
Trouvera dans mon sable l'histoire des aïeux
Et pensant à mes flots que la terre aura bus
Songera au passé d'un fleuve qui n'est plus.


EPILOGUE.

Et je revins au soir, en rêvant à la vie
D'un ruisseau qui demain atteindra le trépas,
Et je croyais que notre courte vie
Est un fleuve qui passe et qui ne revient pas !

 

P.G. 1908 

 

 

 

 

Réalisée le12 avril  2004  André Cochet
Mise ur le Web le   avril  2004

Christian Flages