A partir du mois de septembre 1793, la peur
s'instaura partout. Le climat social devint lourd, oppressant, disons même
empoisonné. A partir de là, la délation se mit à régner en maîtresse.
Ceux qui avaient le plus peur se réfugiaient dans le
zèle pour dénoncer chez leurs voisins des comportements réputés suspects
ou supposés, et tenter ainsi de se donner l'image d'un indéfectible civisme
auprès du Comité Local de Surveillance.
Voilà le grand mot lâché, surveillance, car
on surveillait tout. Ceci donnait lieu à d'incroyables surenchères dans la délation
et l'on en était venu à une situation dans laquelle un pur finissait
toujours par trouver un plus pur qui l'épure.
Sommaire.
La prudence
des autorités locales.
Heureusement que, dans l'ensemble, nos collectivités
locales on su discrètement filtrer nombre de dénonciations qui, si elles étaient
parvenues aux Districts de Cadillac ou de Bazas, n'auraient pas manqué de
provoquer de funestes conséquences.
L'ont-elles fait pour sauvegarder sciemment leurs
concitoyens du fanatisme aveugle du Pouvoir, ou bien l'ont-elles fait par
simple prudence opportuniste afin d'éviter que des instances supérieures ne
viennent trop s'investir dans leurs affaires locales ? Il est bien difficile
d'en décider.
Mais de fait, si la peur a toujours été bien présente
chez chacun, et à tous moments, force est de constater que la Terreur semble
bien avoir eu, dans notre Vallée, moins de funestes conséquences qu'en
d'autres lieux.
Sommaire.
Une peur
partagée par tous.
Le danger n'en était pas moins réel, partout et
pour tout le monde.
L'idée est assez largement répandue que la
guillotine a été le triste apanage des seuls ci-devant nobles, c'est une
grosse erreur.
A défaut de disposer d'une étude régionale je me référerai
aux chiffres nationaux.
Pendant la Terreur, en France, on a guillotiné
13.800 personnes dont :
31
% |
d'ouvriers. |
28
% |
de
paysans. |
25
% |
de
bourgeois. |
8,5
% |
d'aristocrates. |
6,5
% |
de
prêtres et religieux. |
1 % |
de
non identifiés. |
Il
est bien évident que ces pourcentages seraient très différents si on les
établissait en fonction de chacune des catégories sociales.
Il
y avait infiniment plus d'ouvriers que de nobles et les 1.200 victimes
prélevées sur la noblesse ont proportionnellement plus affecté cette
catégorie sociale que les quelques 4.300 ouvriers prélevés sur l'ensemble
de la classe ouvrière française, ce qui explique peut-être l'erreur de
perspective que l'on commet généralement sur l'identité des victimes.
Ajoutons de
surcroît que ces données ne rendent absolument pas compte des mitraillés de
Lyon, des noyés de Nantes et des fusillés de partout estimés aux environ de
18.000 victimes, essentiellement des gens du peuple, les nobles n'étant pas
ici spécialement visés.
Arrêtons là ces
macabres statistiques pour affirmer simplement mais avec force que chacun des paysans de Bommes, de Pujols ou de Léogeats
avaient des raisons légitimes d'avoir peur, ni plus ni moins que leurs
ci-devant seigneurs et que la peur conduit souvent à des comportements aussi
excessifs qu'irrationnels.
Robespierre, Saint
Just, et Fouquier Tainville ont
voulu, à tout prix réaliser l'unanimité de la Nation, et faute d'y
parvenir, ils ont cru que l'élimination de leurs opposants aboutirait à la
fin des oppositions. C'est une erreur que maintes dictatures ont commise, en
tous lieux et en tous temps au fil de l'histoire.
Sommaire.
Quand la famine
s'en mêle.
Dans nos campagne, chacun avait donc peur, mais
aussi, chacun avait faim. Non seulement les gens du petit peuple, premières
victimes toutes désignées des famines traditionnelles et disettes en tous
genres, mais aussi les bourgeois et les notables totalement ruinés par la
gigantesque inflation des assignats.
Seuls les paysans landais, perdus dans des fermes
isolées au sein de vastes étendues peu fréquentables étaient parvenus à
produire et à cacher quelques excédents de seigle en dépit de la très médiocre
récolte de 1793.
Ce fut là leur fortune …
Et nous disposons sur ce point de plusieurs témoignages.
Je ne vous en citerai qu'un seul, mais il résume tous les autres. C'est celui
de Me Lafargue,
Notaire langonnais également pourvu de quelques intérêts dans le vignoble
du Sauternais.
Il nous rapporte en sa chronique qu'en juin 1793 :
"(Le
Gouvernement) établit un maximum des prix des grains, et par là, les fit
mettre en resserre(clandestines).
Il
voulut encore que leur valeur intrinsèque fut échangée contre un
papier(monnaie) frivole que discréditait à chaque instant de nouvelles émissions
et des contrefaçons sans nombre.
Le
grain disparut des marchés …(la monnaie d'or) étant épuisée, il s'établit
un commerce clandestin d'échange.
La
Lande possédait des grains, nous possédions des vins précieux, on les mit
en balance …Le vin épuisé il fallut recourir au mobilier et le landais qui
avait rempli son chai de nos vins de liqueur meubla (bientôt) ses chambres
couvertes de chaume, de lits de camaïeu, de glaces et de tout ce que
l'aisance des villes offrait autrefois à l'admiration des hommes des champs
…."
On sent bien là toute l'amertume du notable citadin
… Mais comment ne pas penser aux milliers de pauvres gens qui n'avaient ni
or, ni vin, ni lit de camaïeu à proposer à l'échange, et qui ne nous ont
pas laissé leurs mémoires ?
Sommaire.
Le sentiment
religieux est encore très fort.
Ils avaient peur, ils avaient faim, mais ils voyaient
aussi s'écrouler de grands pans de leur univers social. Même au cœur de la
Révolution, la religion avait encore tenu, chez nous, une grande place dans
la vie de la communauté.
Il n'aurait pas, par exemple, été concevable jusqu'à
mi-1793, de dissocier une fête républicaine d'une célébration religieuse.
Ainsi le 10 août 1793, premier anniversaire de la
prise des Tuileries et du renversement effectif de la Royauté, on voit la
municipalité de Villandraut et toute la population locale se rassembler sous
la halle et se rendre ensuite en cortège jusqu'à l'église pour y entendre
la messe.
Elle revient ensuite sur la place, toujours en bon
ordre, au pied de l'arbre de la Liberté, pour y écouter le discours d'usage
en pareil cas et renouveler le serment de maintenir l'indivisibilité de la République.
Et la même scène se déroule, le même jour, dans
toutes les communes de la Vallée, là où, du moins, on avait encore un prêtre
constitutionnel.
Le sentiment religieux est donc à ce moment là
encore très fort et très officiellement exprimé. Mais à partir de
septembre 1793, l'Histoire allait soudain s'emballer et les choses, sous forte
contrainte, allaient évoluer très vite.
Sommaire.
L'athéisme
reçoit force de loi.
Cette contrainte allait venir de la Convention,
certes, mais en fait, ce n'est pas d'elle-même qu'elle prendra l'initiative
de l'athéisme militant que l'on allait connaître. La véritable contrainte
viendra de la Commune de Paris, et plus précisément encore d'une poignée
d'Hébertistes fanatiquement antireligieux parmi lesquels se distinguera le
citoyen Chaumette, lequel imposa littéralement à la Convention les
dispositions qui allaient s'ensuivre.
Quelques dizaines d'hommes très déterminés usant
de la force et de la peur, imposèrent ainsi leur loi à tout un pays jusqu'au
fond de nos campagnes.
Vu de nos villages, on avait déjà perçu quelques
signes alarmants. Souvenez-vous, dans chaque paroisse, de la réquisition des
objets du cultes en métal précieux.
Nous en avons parlé l'an passé, c'était en
novembre 1792. Mais, quelque douloureuse qu'elle ait put être, cette réquisition
avait laissé subsister dans chaque église un jeu complet d'objets
liturgiques nécessaires au culte. Et celui-ci avait donc pu se poursuivre
pendant les mois qui allaient suivre.
En octobre 1793, c'est au tour des cloches déclarées
"superflues" de prendre le chemin de la fonderie. Nous
disposons de nombreux procès verbaux de leur descente et de leur acheminement
au départ de Balizac, Budos, Villandraut et autres paroisses à destinations
des points de concentration de Cadillac et de Bazas.
Certes, on avait bien laissé une cloche dans chaque
clocher mais cette réquisition avait, partout, été fort mal vécue, plus
mal en tous cas que celle des objets du culte. Les cloches avaient pour chacun
un forte valeur symbolique de l'identité du village.
Soudain, le mois suivant, le 7 novembre 1793 les
choses allaient se précipiter.
Le citoyen Chaumette, déjà cité, poussa Gobel, évêque
constitutionnel de Paris et une partie de son clergé jusqu'à la barre de la
Convention pour y abdiquer officiellement leurs fonctions sacerdotales et
abjurer leurs égarements religieux pour ne plus reconnaître que les lois de
la Raison.
Sommaire.
Dans la foulée, la Convention ordonna que dans une
grande cérémonie théâtrale le culte de la Raison soit officiellement
instauré 3 jours plus tard dans l'église Notre Dame de Paris. Ce qui fut
fait.
Toujours sous la même pression, le 23 novembre, la
Convention ordonna la fermeture de tous les lieux de culte catholiques,
protestants et juifs. L'exercice public de tout culte quel qu'il soit était désormais
interdit sur tout le territoire de la République.
En 3 mois seulement tout était allé très vite.
Est-ce à dire, pour autant, que les populations de
nos contrées avaient, dans le même temps, renoncé à leurs convictions
religieuses ancestrales ? On en doutera très fortement et de nombreux signes
nous en serons donnés par la suite.
Mais la peur était là, personne ne bougea.
Sommaire.
Le calendrier
républicain
et ses conséquences.
Au surplus, cette interdiction du culte survenait très
exactement au moment de l'instauration du calendrier républicain.
Or, sans en avoir l'air, ce calendrier pour des
raisons techniques allait désormais cristalliser l'incompatibilité de la République
et de la Religion. Il ne prévoyait plus de dimanches tous les 7 jours mais
des décadis tous les 10 jours. Les deux systèmes ne coïncidant plus, que
serait devenue la messe hebdomadaire ?
Cette substitution fut très mal perçue par la
grande majorité de la population, et d'autant mal perçue qu'il n'y avait
plus, chaque mois, que 3 décadis au lieu et place de 4 dimanches.
Désormais s'instaura, et pour plusieurs années, une
sorte de "guéguerre" sournoise entre les purs et durs des Sociétés
Populaires locales, fervents respectueux des décadis et ceux, les plus
nombreux, qui avaient conservé la nostalgie des dimanches et qui les auraient
volontiers respectés.
Sur un simple soupçon, les premiers dénonçaient
les seconds qui, de ce fait, devenaient aussitôt suspects d'incivisme devant
le Comité de Surveillance local avec
toutes les conséquences que cela pouvait entraîner, et elles auraient pu être
dramatiques pour peu que ce soupçon ait été connu de Cadillac ou de Bazas.
On pourra penser que, dans un temps où la Nation se
débattait au sein de gigantesques problèmes économiques, militaires,
politiques et sociaux, de tels comportements revêtaient un caractère profondément
dérisoire.
Il nous faut néanmoins les prendre en compte et
les retenir si nous voulons bien comprendre et nous pénétrer de l'ambiance
de la vie quotidienne en ce temps là.
Si ce jeu était effectivement dérisoire, ses conséquences
pouvaient fort bien ne pas l'être pour peu qu'une dénonciation au motif
aussi futile parvienne aux oreilles d'un fanatique du District. La vie d'un
suspect d'incivisme ne tenait qu'à un fil et ce fil était fragile. L'expérience
l'a souvent démontré.
C'est en pareil cas que nous sentons bien que les
autorités locales, dans notre Vallée, on eu l'intelligence de filtrer le
plus grand nombre de ces affaires naissantes en les réglant elles-mêmes sur
place tout en sauvant la face au regard de l'extérieur dans des rodomontades
grandiloquentes mais qui restaient purement verbales.
Ce ne fut pas le cas partout, et il ne faut pas aller
plus loin que Podensac pour voir éclater des drames déclenchés par des
motifs futiles et même injustifiés.
Au surplus l'avènement du calendrier républicain évinçant
brutalement toute référence à notre calendrier traditionnel avait eu bien
d'autres conséquences. Un grand pan de l'organisation sociale s'était tout
à coup effondré, entraînant une véritable perte des repères ancestraux
pour une population restée très traditionaliste.
C'est à la St Jean et à la St Martin que l'on
payait les baux ruraux, c'est de la St Michel que partaient tous les contrats
de métayage, c'est pour Pâques et pour Noël que l'on s'acquittait des
redevances rurales, mais c'était aussi à la St Blaise que l'on semait les
carottes et à Notre Dame de septembre (le 8, nativité N-D) que l'on se
faisait une idée précise de la qualité de la vendange.
Ces référence coutumières étaient innombrables et
réglaient rigoureusement le rythme de la vie de chaque famille. D'un coup
tout cela s'effondrait. Il n'y avait plus ni St Michel, ni St Martin et Noël
n'était plus, très prosaïquement, que le 5 du mois de nivôse … Comment
exiger d'un brave paysan, si bon républicain soit-il, d'abandonner du jour au
lendemain ces repères ancestraux ?
Il se développa, ici encore, un autre facteur
d'incompréhension.
Ajoutez à cela que, dans le même temps, la commune
de St Léger, dont le nom était jugé trop clérical, allait devenir Balion
tandis que St Symphorien s'appellerait La Hure. Avant qu'un habitant de St Léger
se sente réellement devenir "Balionnais" il allait, vous
vous en doutez bien, passer pas mal d'eau sous les ponts.
Tout cela finit par aboutir à une situation un peu
semblable à celle qu'exprime le sympathique personnage d'Obélix chaque fois
qu'il s'exclame : "Ils sont fous ces romains !"
Sommaire.
La masse
silencieuse décroche.
Complètement dépassés, notre monde rural décrochait.
L'esprit de la Révolution, généreux et libéral
auquel beaucoup avaient très sincèrement adhéré au début des événements
s'était évanoui au bénéfice d'une sanglante dictature. C'est du moins ce
que ressentait une grande partie du petit peuple rural.
Dès lors, la
démotivation se généralisa et la situation ne se maintint plus, du moins
dans nos campagnes, que par la peur entretenue par une minorité agissant dans
le cadre des Sociétés Populaires et des Comités de Surveillance.
Ce fut le temps de la Terreur.
A Villandraut, le maire Ramuzat avait parfaitement
senti ce décrochage de l'opinion. Il était beaucoup trop fin pour ne pas le
comprendre. Mais quel pouvoir réel lui restait-il en face de la Société
Populaire locale ?
Cette Société Populaire avait été fondée très tôt,
dès 1791, l'une des toutes premières du département. Elle était aux mains
d'un petit nombre de citoyens très liés au mouvement Montagnard et qui s'étaient
progressivement radicalisés jusqu'à devenir de véritables fanatiques.
C'est
en son sein que se retrouvaient les purs et durs qui contrôlaient désormais
étroitement les faits et gestes de la vie privée de leurs concitoyens.
Autoproclamée gardienne de l'orthodoxie républicaine, cette société aurait
volontiers évincé la municipalité légitimement élue par la population.
Le maire ne l'entendait pas, évidemment, de cette
oreille, et s'efforçait, par tous les moyens de défendre les prérogatives
de son Conseil Municipal. Mais, dans le contexte de permanente surenchère
qu'entretenait la Société Populaire, ce n'était pas chose facile.
Dans un tel conflit permanent la seule issue qu'il
pouvait envisager, c'était la fuite en avant. C'est ainsi que par des
manifestations plus ou moins spectaculaires il essaya de garder la main, et de
remobiliser l'opinion, tout en canalisant le flot des énergies subversives développé
par les membres de la Société Populaire.
Sommaire.
Le replantation du chêne
de la liberté
à
Villandraut.
On se souviendra que le 25 juin 1792, au terme de
nombreuses péripéties, on avait fini par planter le chêne de la Liberté
sur la place publique de Villandraut. Or, en dépit des hommages réitérés
qu'il avait reçus en bien des circonstances, le chêne était mort au bout de
quelques semaines.
On aurait dû savoir, à Villandraut, que l'on ne
transplante pas impunément un chêne adulte au mois de juin sauf à transférer
avec lui une énorme motte de terre englobant l'ensemble de ses racines. Les
moyens dont on disposait à l'époque n'ayant pas permis un pareil transfert
on s'était borné à laisser à cet arbre quelques très modestes racines
nues.
Insensible au symbole qu'il représentait la nature
avait tout bonnement fait son œuvre et cet arbre était mort très
rapidement.
Dans le souci de ranimer la flamme patriotique de ses
concitoyens, Ramuzat décida d'organiser une grande fête autour de la
plantation d'un nouvel arbre. La date en fut fixée au 10 novembre 1793, période
beaucoup plus propice à la transplantation d'un chêne.
Un cortège bien ordonné de 20 volontaires armés de
piques se forma en rang par deux et guidé par des Officiers Municipaux, s'en
alla, au son du tambour, quérir cet arbre en forêt et le ramena sur la place
publique où on le replanta. Ramuzat prononça ensuite un discours et l'on
cria plusieurs fois "vive la République une et indivisible".
C'est alors qu'en quelques instants la situation échappa
aux mains du maire. Des fanatiques coururent chercher toutes les archives du
château et dans un geste irréparable, par brassées entières les brûlèrent
au pied de l'arbre. Un bon nombre de ces documents remontait au moyen âge.
Certes ! Un décret de la Convention en date de février
1793 avait bien prescrit cette destruction mais, heureusement pour nous, et
pour l'Histoire, en bien des endroits, on avait eu l'intelligence d'y
surseoir. Hélas ! pas à Villandraut.
Pas à Villandraut mais pas davantage dans la commune
de Balion, anciennement St Léger, où l'on fit mieux encore …
Non seulement on y brûla les archives de la
seigneurie de Castelnau de Cernès mais on jeta dans le brasier tous les
registres d'état civil de la paroisse depuis le XVIIème siècle ce qui évidemment
n'alla pas sans conséquences pour les villageois eux-mêmes pendant les 60
ans qui suivirent, deux générations s'étant pratiquement trouvées privées
d'état civil.
On voit bien là, qu'il n'y avait plus de limites et
que la situation était de plus en plus incontrôlée. Or, voilà que sur ces
entrefaites, des instructions arrivent dans toutes les communes prescrivant
d'instaurer le Culte de la Raison dans chacune des ci-devant églises.
Sommaire.
Institution
du culte de la Raison
à
Villandraut.
A Villandraut, Ramuzat était bien trop intelligent
pour ne pas deviner la profonde émotion qu'une telle mesure allait susciter
dans la très grande majorité de ses concitoyens. Une grande majorité réduite
au silence, certes, mais constituant une force explosive qu'il aurait été
dangereux d'ignorer.
Dans un premier temps, avec la complicité de son
Conseil, il essaya de temporiser. Mais le prosélytisme envahissant de la Société
Populaire menaçait de le supplanter et même de l'évincer purement et
simplement de la gestion de la commune.
Une
fois encore, pour garder la main, Remuzat
ne trouva d'autre solution que de fuir en avant. Il décida donc de prendre
les devants et d'organiser lui-même la cérémonie. Il voulait surtout éviter
un choc frontal avec la majorité silencieuse restée très religieuse. Eviter
par exemple d'organiser un réunion au cours de laquelle il aurait déclaré
tout net "vous n'avez plus d'église, désormais c'est le temple de la
raison", point barre.
Et pourtant c'est bien cela qu'il fallait annoncer.
Et c'était aussi, ce que les purs et durs
attendaient de lui avec impatience. Il chercha donc à noyer le poisson en
situant ce basculement inéluctable au sein d'une manifestation plus large et
plus consensuelle ; ce n'était pas chose facile.
C'est ici le lieu de vous souvenir que jusqu'à ces
tous derniers mois, presque ces dernières semaines il n'y avait jamais eu, à
Villandraut, de célébration républicaine sans qu'avant ou après on se
rendit à l'église en cortège, et au besoin en armes, pour y entendre la
messe.
Ramuzat va donc imaginer une fête patriotique sous
un prétexte quelconque au cours de laquelle on se rendrait à l'église comme
on l'avait toujours fait jusque là, mais au lieu d'y entendre la messe on y
écouterait quelque discours célébrant la raison.
L'affaire serait ainsi traitée beaucoup plus en
douceur.
Mais quelle fête imaginer ? On en avait déjà tant
et tant célébré ! Et la dernière en date, celle de la replantation du chêne,
remontait à peine à plus d'un mois !
Le Conseil Municipal était un peu à cours d'idée
…. On finit par décider de planter un autre arbre qui serait cette fois-ci
l'arbre de l'Egalité. Ce n'était pas très original, mais, à leur place,
nous n'aurions peut-être pas trouvé beaucoup mieux.
Mais comme on ne pouvait tout de même pas planter un
autre chêne, cet arbre serait un peuplier que l'on irait déraciner au moulin
en bordure du Balion.
On choisit donc un jeune sujet d'environ 13 mètres
de haut, ce qui n'était déjà pas si mal. Le 31 décembre 1793, se forme un
cortège de 20 hommes en armes qui, en bon ordre, au son du tambour, est
conduit par 2 Conseillers Municipaux. Il se rend au moulin, y prend le
peuplier en charge, et le ramène solennellement sur la place publique. Et là,
on le replante devant la population assemblée. On crie vive la République,
vive la Montagne.
Puis, un nouveau cortège se reforme en rang par deux
et comme à l'habitude, tout le monde se rend à l'église. A l'église ? Mais
non … Au Temple de la Raison !.
Mais là, une fois encore, le maire Ramuzat va se
trouver débordé …
Des membres de la Société Populaire forcent soudain
le grand coffre en bois contenant toutes les archives du ci-devant Chapitre
des chanoines conservées là depuis le Moyen âge, d'autres décrochent
les tableaux et autres images pieuses, lesquelles sont qualifiées : "d'indignes
d'un regard républicain".
On entasse le tout dans un grand drap tenu au 4 coins
par 4 sans culottes et le cortège se reforme, au chant de la Marseillaise, en
direction de la place publique où l'on va brûler le tout au pied des arbres
de la liberté et de l'Egalité.
Nouvelle perte irréparable ….
Ce n'est certainement pas ce qu'avait prévu Ramuzat.
Sommaire.
Et dans les autres communes
…
Nous avons beaucoup parlé de Villandraut parce que
les documents y abondent, mais le même scénario se déroulait pratiquement
au même moment dans toutes les communes de la Vallée.
A Noaillan par exemple, c'est le 8 février 1794. La
Société Populaire, prenant le pas sur la municipalité jugée trop
attentiste, prend l'initiative d'arracher, dit-elle, "toutes les viles
images" qui se trouvent dans le temple.
Ces opérations sont d'ailleurs très suivies par les
Districts. Celui de Bazas, par exemple, s'inquiète à la mi janvier 1794 de
n'avoir reçu aucune nouvelle de Balion. Et le maire s'empresse de répondre
le 26 janvier. Bien sûr qu'il a formé un Comité de Surveillance, bien sûr
qu'on a brûlé toutes les archives, mais faute d'avoir encore identifié
aucun suspect on n'a encore procédé à aucune arrestation.
Ce sera la même chose un peu plus tard pour Balizac.
Le District n'en a pas de nouvelles et interroge le maire Dubourdieu et
celui-ci lui répond aussitôt avec une incontestable ferveur républicaine :
"Tous les signes de la féodalité sont
absolument détruits dans notre ci-devant église, les autels (sont) renversés,
toutes les divinités de bois sont en pièces, enfin il n'est plus de connaître
si jamais il s'y est dit une messe…"
Voilà qui était donc rassurant pour le District, et
l'on pourrait ainsi multiplier les exemples. Reste qu'en dépit de ces
discours, la grande masse de la population de la vallée restait marquée
d'une profonde religiosité. Un sourd mécontentement, en son sein, se
nourrissait de ces excès. L'atmosphère de la vie quotidienne en était littéralement
pourrie. Mais on avait peur et on se taisait.
En dépit de leurs réponses rassurantes, aucun de
ces maires ne pouvait être dupe de la situation réelle, et Ramuzat à
Villandraut moins que tout autre.
Sommaire.
Première célébration
du culte de la Raison à
Villandraut.
Nous avons vu que le Temple de la Raison y avait été
inauguré le 31 décembre 1793. Dès le décadi suivant, 9 janvier 94, Ramuzat
convoque toute la population au temple, il monte en chaire et tente une
nouvelle fois de calmer le jeu en prononçant un discours un peu inattendu :
"Citoyens,
dit-il entre bien d'autres choses ,les lois vous garantissent le libre
exercice du culte que vous ave adopté …. Vos vases sacrés ont été
respectés et sont intacts, usez de la liberté que la Constitution Républicaine
vous assure …. Mais craignez qu'un Dieu, seul digne d'être adoré … ne se
lasse enfin de voir …. les humains à genoux devant des tableaux représentant
quelques unes de ses créatures …"
Ce discours dénonçant le culte des Saints et des
Images est beaucoup plus huguenot que républicain. Au surplus, à bien le
comprendre, il apparaît que, non seulement chacun est libre de pratiquer la
religion de son choix dans un lieu privé, mais qu'il peut en outre utiliser
à cette fin les objets liturgiques que la commune a conservés et qu'elle
tient a sa disposition.
Voilà qui pouvait être rassurant pour ceux qui,
majoritairement, restaient attachés à leurs convictions chrétiennes. Hélas
! en ses efforts pour apaiser les consciences, Ramuzat était toujours en
retard d'un événement.
Un mois plus tard, le 8 février 94, sur instruction
du District de Bazas ce minimum d'objets liturgiques subsistant fut frappé de
réquisition au profit de la nation. Ils furent néanmoins proposés à la
vente à qui voudrait en faire usage. Nulle part, personne n'osa se présenter,
la peur … toujours la peur.
Il restait
donc à constater que personne ne s'y était intéressé et donc à les saisir
et les envoyer à la fonte. Là, le mécontentement fut si vif et si général,
que Ramuzat, redoutant une réaction violente décida de réagir.
Sommaire.
Ramuzat entre en résistance,
pour peu de temps …
Le
14 février, il réunit son Conseil Municipal et le persuade de prendre un arrêté
stipulant :
"que les vases ci-devant sacrés … ne
sortiraient du territoire de la commune … qu'après que les communes
environnantes seraient déterminées à envoyer les leurs … "
Lesquelles, vous l'imaginez sans peine n'étaient pas
mieux disposées à sen défaire. C'était entrer en résistance.
Pauvre Ramuzat ! Dès le lendemain, le District lui
fit comprendre à quel point sa tête était devenue instable sur ses épaules.
Et c'est lui-même, l'oreille bien basse qui quatre jours plus tard, dut se
rendre à Bazas pour y remettre ces objets contre reçu.
Certes il avait sauvé sa tête mais il lui avait
fallu pour cela avaler son chapeau.
Et lorsque 6 jours plus tard, le District en vint à
interdire définitivement toute sonnerie de cloche, il n'osa même pas émettre
la moindre réserve.
Sommaire.
Le culte de la Raison déserté.
Après cette chaude alerte, et pour se dédouaner,
Ramuzat redoubla de zèle oratoire, chaque décadi, du haut de la chaire du
temple de la Raison. Mais quel que fut ce zèle, il l'exerça bientôt dans un
temple à peu près vide.
Le peuple aimait le spectacle des gestes liturgiques,
les encensements, les chants traditionnels, les processions et il ne
retrouvait rien de tout cela dans les cérémonies du temple où il ne se
passait pratiquement rien.
On y donnait lecture des lois et décrets qui bien
souvent ne concernaient même pas la vie locale, le tout ponctué de quelques
envolées lyriques de Ramuzat mais qui ne se renouvelaient guère.
Au bout de 3 ou 4 décadis, les femmes restèrent à
la maison et les hommes prirent le chemin des auberges. Comme une peau de
chagrin, l'auditoire se réduisit bientôt aux seuls membres de la Société
Populaire. Celle-ci s'en alarma et fit une forte pression sur la municipalité
pour redresser la situation.
C'est ainsi que le 5 mai 1794, le maire prit un arrêté
stipulant que :
" les cabaretiers dans tout le territoire de la
commune seront tenus de s'abstenir de donner du vin à nos habitants chaque
jour de décadi pendant la durée du temps destiné à l'instruction publique
…"
Et sur sa fin, ce même texte invitait fermement la
population à reprendre ces jours là le chemin du temple. L'histoire nous
offre parfois quelques traits d'humour inattendus car ce texte reprend à peu
près mot pour mot celui édicté par les Justices Seigneuriales, 10 ans
auparavant, à la demande des Curés locaux.
Vous trouverez de tels textes à Budos, à Landiras,
à Noaillan, à Villandraut et autres paroisses, interdisant aux aubergistes
de vendre du vin à quiconque pendant les messes et vêpres des dimanches et fêtes.
Ce sévère rappel à l'ordre suscita un timide
retour au culte décadaire.
Et ceux qui s'y rendirent le 19 mai ne furent pas déçus
de leur démarche car là, enfin, ils apprirent quelque chose, et quelque
chose de plutôt inattendu. Que s'était-il passé ?
Sommaire.
Le culte
de l'Etre Suprême
se substitue à
celui de la Raison.
Nous venons de voir que nos municipalités même au
plus fort de leurs rodomontades antireligieuses avaient toujours bien compris
que si le peuple se taisait, sous
la contrainte, il n'en pensait pas moins. Le sentiment religieux restait
profondément ancré au cœur de la majorité des consciences. Les maires le
savaient et tentaient de temporiser car ils savaient aussi que le culte de la
Raison ne se maintiendrait que le temps que durerait la Terreur, tout cela,
ils l'avaient parfaitement compris.
Mais quelqu'un d'autre l'avait aussi compris, c'était
Robespierre …
Tout à la différence de son entourage fanatisé, il
avait rapidement réalisé que le culte de la Raison n'emporterait jamais
l'adhésion des masses populaires. Il fallait trouver autre chose … Et cet
"autre chose" il allait le glisser au sein d'un discours
fleuve, grandiloquent et au demeurant fort ennuyeux qu'il prononça le 7 mai
1794 devant la Convention.
Et c'est l'intégralité de ce discours que nos ancêtres
entendirent lors de la lecture qui leur en fut faite dans chacun des temples
de nos communes le décadi 19 mai 1794.
Sans trop m'avancer, je crois pouvoir dire qu'ils n'y
comprirent pas grand chose. Jugez-en plutôt sur quelques exemples :
"Sparte brille comme l'éclair dans une nuit éternelle
…
ou encore :
Ne dis pas ô Brutus que la vertu est un fantôme …
ou si vous préférez :
le genre humain respecte la vertu de Caton et se
courbe sous le joug de César …"
Il y a gros à parier sur le fait qu'à Budos on se
soit demandé ce que Caton venait faire là. Parce que Caton, tout le monde la
connaissait bien, c'était la dévouée servante de Monsieur Pénicaud qui
habitait juste à côté de la ci-devant église. Une fille à la vertu fort
respectable certes, mais qu'avait-elle à voir avec ce César que personne ne
connaissait … ?
Redevenons sérieux car c'est au détour d'une phrase
tout aussi creuse que les précédentes que nos ancêtres entendirent que :
"Si l'existence de Dieu, si l'immortalité de l'âme
n'étaient que des songes, elles seraient encore la plus belle des conceptions
de l'esprit humain"
Ceci était un langage tout à fait nouveau. Venant
après des mois d'athéisme militant, il avait de quoi surprendre …mais
quelques demi douzaines de pages plus loin, la conclusion allait bien plus
loin encore puisqu'elle proposait à l'Assemblée de voter un décret au terme
duquel :
"Le peuple français reconnaît l'existence de
l'Etre Suprême et l'immortalité de l'âme. Il reconnaît que le culte de l'Etre
Suprême est la pratique des devoirs de l'homme …"
Et ce décret fut tout aussitôt adopté, dans une
indifférence générale.
C'est ainsi que ceux qui, chez nous, avaient fait
l'effort d'assister au culte du 19 mai, ont été les premiers à apprendre
que l'on venait de passer du culte de la Raison
au culte de l'Etre Suprême.
Une telle décision, tout à fait surprenante dans le
contexte des semaines qui venaient de s'écouler constituait un grand pas vers
la reconnaissance de la légitimité du sentiment religieux. Un sentiment qui,
sur ordre, avait été jusqu'ici vilipendé avec le dernier des fanatismes.
Certes, le reste du discours maintenait fermement le
cap de l'anticléricalisme. Il proclamait avec force que le culte de l'Etre
Suprême avait été perverti et corrompu par l'intervention des Eglises, des
Prêtres et des puissants de ce monde. Mais l'affirmation officielle d'une
spiritualité triomphante n'en était pas moins une annonce particulièrement
novatrice .
Robespierre avait compris qu'il fallait faire quelque
chose pour rétablir le contact avec la masse populaire qui ne suivait plus le
mouvement dans ses excès. Et ce quelque chose fut l'Etre Suprême.
Et dès
lors, tambour battant, la grande fête inaugurale du nouveau culte fut fixée
au 8 juin suivant. Trois semaines seulement pour changer de religion !
A Paris, cette fête fut célébrée sur le Champ de
Mars dans un faste outrancier sous la présidence d'un Robespierre pontifiant.
Sans s'en rendre compte, il donna là de lui-même une image de César qui
allait lui porter grand tort dans les semaines qui allaient suivre et
finalement précipiter sa chute.
Sommaire.
Institution du culte de
l'Etre Suprême.
Dans nos campagnes, on ne disposait évidemment pas
des mêmes moyens mais on s'efforça de donner à cette fête un éclat tout
particulier.
Les Temples, dits désormais, "de l'Etre Suprême"
furent partout décorés avec les moyens du bord. A Villandraut, dès la
veille au soir, on déploya sur la façade de la ci-devant église un très
grand tableau, le plus grand que l'on put faire, sur lequel on pouvait lire :
"Le peuple français reconnaît l'existence de
l'Etre Suprême et de l'immortalité de l'âme."
C'était le cœur même du nouveau credo officiel. En
outre chaque citoyen avait été invité dès le même soir, à décorer le
fronton de sa porte de guirlande de verdure et de fleurs. La saison s'y prêtant,
cette décoration fut particulièrement réussie et colorée.
Le 8 juin, jour de la fête, de grand matin, les
tambours parcoururent les rues du village. Chacun s'apprêta et, sur les 9
heures, se rendit sous la halle.
Les pères de famille et les vieillards furent placés
à droite chacun tenant un rameau de chêne à la main.
A gauche, se réunirent les femmes et les filles
toutes parées de fleurs et tenant chacune un bouquet de roses à la main.
Au centre on rassembla les garçons portant un fusil
dont chaque canon était orné d'une branche de verdure.
De là se forma un cortège conduit par le Conseil
Municipal et qui, précédé de tambour, se dirigea vers le Temple.
Nous passerons sur les détails de la cérémonie qui
s'ensuivit mais nous retiendrons néanmoins que Ramuzat monta dans la
ci-devant chaire désormais dénommée tribune et relut, en son entier, pour
la seconde fois, le long discours du
citoyen Robespierre. De même, partout dans nos villages, nos ancêtres durent
pendant plus d'une heure, s'inspirer des exemples offerts par Sparte, Brutus
et Caton.
Il leur fallut montrer là une sainte patience.
Après quoi, Ramuzat se lança dans un commentaire très
moralisateur que n'auraient pas désavoué les chanoines qui, pendant des siècles,
l'avait précédé dans cette chaire :
"Il nous faut bien sentir,
dit-il, qu'il existe de toute éternité un Etre Suprême récompensant la
vertu et punissant le crime.
Un Etre qui exige que nous aimions nos semblables et
que nous leur fassions tout le bien qui peut dépendre de nous …"
Chaque catégorie sociale eût droit,
d'ailleurs, en cette circonstance, à sa part de conseils, ainsi par exemple :
"Vous,
chastes épouses, dont les fidélité consiste à faire les délices de vos
maris …. Et qui veillerez attentivement sur vos filles afin de les aider à
conserver cette pudeur et cette innocence sans laquelle il n'y aura pour elles
qu'un bonheur passager qui sera suivi infailliblement de pleurs et d'amertume
.."
Nous voyons bien par là, que la morale de la
nouvelle religion de l'Etre Suprême était bien proche cousine de celle de la
religion traditionnelle.
A la fin de l'intervention de Ramuzat l'assemblée s'écria
: Vive la liberté ! Vive la République ! et puis aussi, dans un élan
probablement un peu assisté par les autorités : Vive nos sages représentants
!
Cette dernière exclamation pourrait bien offrir un
petit parfum stalinien …
Quoi qu'il en soit, cette fête paraît avoir
rencontré un incontestable succès. Seulement maintenant, il fallait
poursuivre et maintenir la ferveur, et là, il faut bien dire que l'on manqua
un peu d'idées.
Le décadi suivant, le 18 juin, Ramuzat remonta en
chaire, et, pour la troisième fois, oui, vous avez bien entendu, pour la
troisième fois, il procéda à une nouvelle lecture du discours fleuve de
Robespierre, avec ses évocations de Sparte, d'Epicure, et de tous les autres.
Là, c'était tout de même un peu trop.
C'est pourtant ce jour là que, pour la première
fois, on entendit parler du "Saint jour de décadi" tout comme l'on
parlait autrefois du "Saint jour de dimanche". C'était tout à la
fois nouveau et un peu surprenant.
Il se pourrait bien que l'éclat de cette fête ait
été, pour beaucoup redevable à l'éloquence et à la personnalité de
Ramuzat. Car, dans les autres communes de la Vallée l'inauguration du nouveau
culte paraît avoir été beaucoup moins festive. Ce dont s'alarmèrent, ici
ou là les membres des Sociétés Populaires.
A juste titre, d'ailleurs, car, faute d'avoir su
inventer de nouvelles manifestations tant soit peu innovantes les temples de
l'Etre suprême, à Villandraut comme ailleurs, se vidèrent bientôt de la
plupart de leurs ouailles.
Sommaire.
La peur et la faim.
Tout ceci ne devrait pas nous faire oublier dans quel
contexte se déroulaient ces événements. Chacun de ces gens là se sentaient
épiés par un voisin toujours prêt à mal interpréter un geste ou une
parole malheureuse et surtout ces gens là avaient faim.
La très mauvaise récolte de 1793 et les conséquence
désastreuses de la loi dite du maximum avaient, souvenez-vous, vidé les
marchés.
Le marché de Villandraut, calendrier républicain
oblige, ne se tenait plus que 3 fois par mois, le 4ème jour de
chaque décadi. Mais cela suffisait bien puisqu'il n'y avait rien à vendre et
que le marché noir s'établissait hors de ses limites. Il servait néanmoins
de centre de distribution dans lequel l'Administration répartissait quelques
chiches rations entre les plus démunis.
Cette pénurie dura jusqu'à l'été 1794. Le bon
rendement de la récolte des céréales vint alors détendre une situation
alimentaire jusque là désastreuse.
Sommaire.
Il n'y avait pas que la famine. L'ensemble du pays
vivait sous le régime draconien de la réquisition. L'Administration réquisitionnait
tout. Une soirée entière ne suffirait pas à rendre compte des innombrables
dispositions prises dans ce sens en quelques mois. Nous n'entrerons évidemment
pas dans le maquis :
o
des
contraintes, des déclarations en mairie,
o
des dénonciations,
o
des
perquisitions domiciliaires,
o
et des
saisies en tous genres.
Je me bornerai à citer quelques faits et quelques
dates, uniquement pour fixer les idées et situer l'ambiance générale.
En octobre 1793, il avait fallu présenter à la réquisition
tous les chevaux des cantons de Noaillan et de Landiras. L'armée avait choisi
et retenu ceux qui pouvaient lui convenir.
Le 19 novembre 1793 vit la réquisition générales
des pailles et fourrages assortie de visite domiciliaires menées par des
hommes en armes dans tous les parcs et granges de la contrée.
Le 24 avril 1794, la Convention décida la réquisition
de 800.000 porcs qu'il fallut trouver sur l'ensemble du territoire. Il fallut
donc les recenser et les choisir. Je vous laisse deviner l'ambiance dans
chaque village ….. pourquoi le mien et pas le tien ?
D'autant que le malchanceux sujets à la réquisition
était indemnisé en assignats tout juste bons à fabriquer des cornets pour
le tabac à priser ... Une véritable catastrophe pour une famille et pour
toute une année.
C'est qu'il fallait nourrir, habiller et armer 1
million d'hommes répartis en 14 armées ! De ce fait la France entière était
devenue un immense camp retranché.
Si les volontaires de 1792 avaient été à peu près
bien équipés grâce aux élans de solidarité de leurs villages respectifs
ainsi que nous avons eu l'occasion de le voir l'an passé il n'en alla plus du
tout de même pour les quelques 300.000 hommes levés en 1793.
Certes, tous les tissus de drap d'uniformes étaient
bien sous réquisition depuis le 25 octobre 1793 mais on n'en trouvait plus
nulle part. Le foulon de Budos, installé de longue date au moulin du Batan et
qui fabriquait du gros drap était réquisitionné par la marine.
Mais tous les cordonniers avaient déjà été intégralement
requis depuis le 24 février 1793. Celui de Carasse était taxé de produire 5
paires de souliers par décade et ceci sous contrôle de la municipalité.
S'il se hasardait à fabriquer une paire de chaussures civiles il se la voyait
aussitôt confisquer sans préjudice d'une amende de 100 Livres qu'il devait
acquitter au profit de celui qui l'avait dénoncé.
Seulement bientôt, il n'y eu plus de cuir. On réquisitionna
donc les tanneurs le 25 octobre 1793, il leur fut enjoint de tenir leurs bacs
pleins de cuir vert en permanence "sous peine d'être tenus pour
suspect" ...
Mais à ce rythme, les tanneurs manquèrent bientôt
de tanin. Qu'à cela ne tienne, on réquisitionna à cet effet, quantité de
taillis de chênes sans avoir égard au fait qu'on les coupait en mauvaise
saison. Le résultat fut lamentable.
Ne parvenant plus à faire face à la demande de
souliers, la convention décida, le 24 août 1794 de faire fabriquer, par réquisition
1 million de paires de sabots. Tous les sabotiers locaux furent attelés à
cette tâche.
Tous les fusils, même de chasse, durent être apportés
à Noaillan et Landiras pour y être examinés et éventuellement réquisitionnés.
C'est ainsi que la Garde Nationale de Villandraut se retrouva, du jour au
lendemain entièrement désarmée.
Cela fut évidemment très mal pris.
Alors en compensation on lui attribua 40 piques, ce
qui faisait évidemment moins sérieux. C'était pourtant une faveur que lui
faisait le District, car tous les forgerons, dans chaque village, étaient déjà
requis pour fabriquer des baïonnettes. Ils avaient tous été convoqués à
Cadillac et à Bazas pour apprendre à les forger et en relever le modèle.
Ces 40 piques constituaient donc un privilège. Les
Gardes Nationaux de nos villages n'en reçurent pas tant et durent se
contenter :
·
de leur
couteau de poche,
·
de
gourdins,
·
et
peut-être de quelques vieilles pétoires tout juste bonnes à effrayer les
lapins.
Certaines réquisitions furent plus inattendues et
plus anecdotiques, celle des peignes, par exemple, « tant grands que
fins » dit le texte, au début de 1793. Ou encore celle des brosses
et des mouchoirs.
Ne prenez pas la chose à la légère car si cela,
aujourd'hui, prête à sourire ne perdez pas de vue qu'à l'époque, derrière
chacune de ces dispositions s'ensuivait :
·
des déclarations
en mairie,
·
des
recensements,
·
et
surtout des contrôles et des perquisitions de la Société Populaire.
Sans oublier les délations éventuelles :
"Est-ce que mon voisin n'aurait pas conservé un peigne non déclaré
... ?"
Il nous est bien difficile, derrière ces détails de
reconstituer le climat obsessionnel qui régnait dans nos villages. Chacun
faisait le dos rond. On faisait le dos rond, certes, mais on se débrouillait
comme on pouvait, le système D fleurissait partout encore qu'il fut très
dangereux.
Ainsi, par exemple, Bordeaux manquait de bois. Toutes
les industries bordelaises chauffaient leurs fours au bois. Il fallait du
bois, toujours plus de bois et ce bois n'arrivait jamais assez vite.
Le Département envoya sur place le citoyen Marès.
Pas commode le citoyen Marès ... ! Dans toute la
Vallée il se mit à réquisitionner à tour de bras :
|
les
bois, |
|
les
bûcherons, |
|
les
bouviers, |
|
les
radeliers |
Rien n'allait assez fort ni assez vite.
En tout interlocuteur il voyait un suspect et l'on
savait ce que cela voulait dire. Radeliers et bouviers ne suffisaient plus à
acheminer tout ce bois sur le port de Barsac, alors le citoyen Marès eut une
idée, celle de lâcher les bûches au fil du Ciron, mais il avait oublié que
le Ciron coule aussi la nuit et les riverains repêchaient ces bûches au
passage tout au long du parcours.
Bien peu parvinrent à destination.
Ce trafic fut dénoncé par un citoyen zélé le 1er
octobre 1794 dans une séance de la Société populaire de Noaillan. Rentrant
de la Fournière et passant le Ciron à gué, il avait vu, de ses yeux vu, des
tas de bûches sur les berges. Nous ne connaissons pas la suite de cette dénonciation,
mais ni le citoyen Mares, ni le District de Bazas n'en surent rien. Prudence,
prudence …
De même, on n'a jamais trop su ce qu'étaient
devenues les 252 livres de plomb arrachées aux toitures du château de
Cazeneuve.
Il y aurait tant de choses à raconter encore ...
Mais, ce qu'il faut bien comprendre c'est que, si nos
ancêtres ont pu traverser cette période terrible c'est bien grâce à de
multiples petites combines inavouables qui, par définition, ont laissé peu
de traces, mais toujours, ne l'oublions surtout pas, en rasant les murs, avec
la peur au ventre.
Sommaire.
Le
9 Thermidor.
C'est dans ce climat, à peine 6 semaines après
l'instauration du culte de l'Etre Supême que survint le 9 thermidor, date
mythique de l'histoire de France que chacun a conservé dans un coin de sa mémoire.
27 juillet 1794, c'est la chute de Robespierre. La
nouvelle a dû être connue chez nous dans la journée du 29 juillet.
J'ai beaucoup cherché, et pendant longtemps, dans
nos archives locales, pour tenter de savoir comment cette chute avait pu être
perçue dans nos villages. Je n'ai strictement rien trouvé nulle part. Il
semble bien qu'il ne se soit rien passé.
Une fois encore, on a dû faire le dos rond en
attendant prudemment la suite ...
On avait déjà vu tant de choses ... !
Il faut attendre la réunion de la Société
Populaire de Noaillan du 4 septembre suivant, soit donc 38 jours après l'événement
pour trouver une première trace de réaction.
Dans son compte-rendu de séance, elle approuve,
selon ses propres termes : " la chute de l'infâme Robespierre"
.Ce même Robespierre qu'elle avait porté aux nues pendant toute la durée
de la Terreur et dans lequel elle avait reconnu le guide providentiel de la
Nation. C'était virer de bord pour prendre un nouveau vent sans trop savoir,
d'ailleurs, d'où il allait venir.
Ici encore, dans cette démarche, on peut reconnaître
quelque chose de stalinien.
A partir de là, les leaders locaux sont désabusés.
Dès le 17 août, le Comité de Surveillance de Budos
cesse d'envoyer au District son compte-rendu décadaire. Et, fait
significatif, personne ne le lui réclame. La Société populaire de Noaillan
qui, au moins en paroles, avait fait montre d'un activisme si militant, espace
ses réunions et cesse bientôt toute activité sans même se dissoudre.
La Société de Villandraut pourtant si fanatique s'éteint
de même en quelques semaines.
Il semble qu'un ressort soit cassé.
Aucune de ces Sociétés n'aura survécu lorsque la Convention, par un
décret du 23 août 1795 décidera que :
"Toute Assemblée connue sous le nom de Club ou
de Société Populaire sera désormais dissoute .... "
C'était un simple acte de décès, elles étaient déjà
mortes depuis plus de 6 mois.
Sommaire.
Après
le 9 Thermidor
La Révolution ne s'est pas pour autant arrêtée au
9 thermidor. Elle s'est poursuivie encore pendant des années et avec beaucoup
de détermination sous la conduite d'hommes souvent peu recommandables, je
pense à Tallien, Fouché, Barras et consorts.
Ils ont néanmoins réussi, tant bien que mal à
faire face aux innombrables problèmes qui assaillaient le pays, sauf en matière
monétaire où ils ne connurent que l'échec. Ce qu'a vraiment marqué l'échéance
du 9 thermidor, c'est l'arrêt du fleuve de sang et du délire de l'escalade.
C'était déjà beaucoup ...
Peu à peu la peur se dissipe et le peuple de nos
campagnes reprend nombre de ses habitudes ancestrales, notamment en matière
religieuse, sans aucun fanatisme, ni même beaucoup de conviction, mais tout
naturellement, au fil des jours, comme le simple retour à une situation
normale un moment écartée.
L'Administration s'en alarma beaucoup et tenta de réagir
avec vigueur.
Une loi du 4 août 1798 vint rappeler très fermement
l'obligation de respecter le calendrier républicain, et tout spécialement de
respecter les décadis. Mais le Gouvernement sent bien que la situation lui échappe.
Les maires, consultés, se veulent rassurants. On ne fait guère confiance à
leurs réponses et à juste raison.
De guerre lasse, dans une lettre personnelle très
confidentielle, l'Administrateur Départemental Balguerie (nous dirions le préfet)
interroge le citoyen Lapujade, maire de Noaillan. Il semble bien le connaître
et lui accorde une grande confiance.
Après lui avoir assuré une discrétion totale il
lui demande de lui répondre avec une sincérité non moins totale. Il lui
pose des questions précises. Les réponses le seront tout autant :
Question
: |
La
loi du 4 août 1798 est-elle observée ?
|
Réponses
: |
Elle
n'est presque plus connue. |
Question
: |
Les
Agents Municipaux surveillent-ils l'exécution de la loi ?
Dressent-ils des procès verbaux ? |
Réponses
: |
Les
Agents Municipaux et l'Administration en entier voient chaque jour de
décadi et chaque fête nationale travailler sous leurs yeux leurs
familles et travaillent eux-mêmes. Ainsi, à la dernière fête républicaine,
celle du 4 septembre, mon adjoint travaillait à sa vigne et il n'y
avait personne, ni de Léogeats, ni d'Uzeste, et il ne parut à la fête
que deux femmes, l'une de Bordeaux et l'autre de Noaillan. Tout le
monde travaillait (ce jour là) comme à l'ordinaire. |
N'allons
pas plus loin, il y a ainsi plusieurs pages de questions avec des réponses
identiques. Le préfet voulait savoir, eh bien il saura ... Ce n'était plus
qu'un combat d'arrière garde. Déjà en divers lieux, quelques églises
rouvraient.
Moins de deux ans plus tard, le Concordat de 1801 rétablissait partout le
culte catholique dans son intégralité.
Un
moment écarté des affaires pendant quelques années sous le Directoire,
Ramuzat, l'incontournable Ramuzat retrouva son fauteuil de maire de
Villandraut le 1er mai 1804.
Jamais
à court d'idée, il organisa une fort belle fête pour célébrer l'avènement
de Napoléon 1er. Notre républicain Ramuzat y fit crier "vive l'empereur
!" à une population en liesse.
Il
allait ensuite dans la foulée, remuer ciel et terre, et jusqu'au Ministre des
Cultes pour obtenir la nomination d'un curé desservant qu'il trouvait trop
longue à venir.
En
particulier, le 15 octobre 1806, il écrit une fort belle lettre à l'Archevêque
de Bordeaux lui disant, entre bien d'autres choses que :
"l'autel
(de notre église), grand et majestueux est en très bon état et c'est au
pied de cet autel dédié au Dieu de nos pères sous les auspices de St Martin
que nous brûlons du désir d'assister à la célébration du Saint Mystère."
C'est le même Remuzat qui montait en chaire
dans la même église
pour y célébrer tour à tour les mystères de la Raison puis de l'Etre Suprême.
Les
temps avaient bien changé, les hommes aussi .... à défaut du prêtre qu'il
espérait toujours, le 1er janvier 1806, il réuni sous la halle du village
toute la population au grand complet.
Et
là, en présence de la Garde Nationale locale, qui, entre temps, avait
retrouvé ses fusils, il avait prononcé un vibrant discours dont il détenait
le secret et qu'il avait conclu en faisant crier au bon peuple assemblé :
"Vive
notre Empereur Napoléon !"
"Vive la famille Impériale !"
A
tant que faire, il avait rajouté la famille cela ne coûtait pas plus cher
... Puis, il avait fait mettre un genou en terre à toute l'assistance, et, de
sa belle voix avait entonné un Te Deum solennel qui fut chanté, nous dit-on,
dans un grand recueillement.
Ni
Ramuzat, ni le bon peuple n'en avait, apparemment, oublié les paroles en dépit
de tout ce qui venait de se passer. On avait clôturé la fête par une généreuse
décharge de mousqueterie. Là du moins, on n'avait rien changé ...
Ainsi
va l'histoire ...
Ainsi
va la vie ...
La
Révolution était bien terminée.
Jean
DARTIGOLLES.
Sommaire.
|