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Recueil | ||||
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Brochures et écrits | ||||
publiés |
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depuis 1839 jusqu'à ce jour(1880.) |
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Henry de Lur-Saluces. |
Dates. |
Titre. | Pages. | ||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
15 juin 1845 |
Circulaire |
123/165. |
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Adressée aux électeurs de l'arrondissement de la Réole. |
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Messieurs, Je
crois pouvoir me justifier des reproches que m'ont adressé mes amis de
n'avoir rien fait pour seconder le succès de ma candidature lors des élections
dernières ; il ne faut pour cela que rappeler les faits : L'honorable
M. Hervé était le candidat du gouvernement ; Déjà,
deux fois, il avait été choisi par vous ; Je
lui avais hautement donné mon suffrage, et depuis son entrée à la
Chambre, il avait constamment suivi la ligne politique tracée par lui
au moment où nous l'avions nommé ; Dès
lors, était-il bien à moi d'entrer activement en concurrence avec lui
? En agissant ainsi, je me serais trouvé en contradiction avec les principes que j'avais émis dans un écrit publié peu de temps auparavant. Je soutenais en effet dans cet écrit, que le gouvernement représentatif, préférable dans son ensemble aux autres modes de gouvernement, avait néanmoins le très grand désavantage de permettre aux luttes politiques de se transformer trop souvent en luttes personnelles, et j'accusais les hommes qui nous donnaient cet exemple, dans les hautes régions du pouvoir, de manquer de patriotisme... Devais-je en manquer à mon tour dès mon début dans la carrière ?
En,
second lieu, Messieurs, je savais que plusieurs d'entre vous doutaient
de la sincérité de mes opinions constitutionnelles et supposaient que
le désir d'être député pouvait m'avoir suggéré une partie des
principes renfermés dans la circulaire que je vous avais adressée. Ne
répondais-je point convenablement à une pareille supposition, en ne
faisant aucune démarche pour réclamer vos suffrages ? Toutefois, ma réserve a été étrangement interprétée. Mes
adversaires ont dit : Que je dédaignais ces mêmes suffrages, oubliant
sans doute qu'ils venaient de m'accuser d'avoir adopté les opinions
nouvelles pour les obtenir... Mais
la contradiction est la loi que subissent ceux qui refusent de juger
avec justice et vérité ! Au
reste, j'établirai, en passant, mon opinion à cet égard d'une manière
si nette et si précise, qu'il faudra bien renoncer à toute fausse
interprétation. Je
pense donc que chez un peuple libre, le suffrage des citoyens est la récompense
la plus flatteuse, la plus élevée et la plus douce que puisse obtenir
celui qui a bien servi son pays... et je pense que lorsque ces suffrages
sont accordés à celui qui n'a fait encore que donner des preuves de
bonne volonté, ils deviennent pour lui un encouragement incessant à
bien servir le reste de sa vie. Ainsi donc, Messieurs, tout en établissant de nouveau et en prouvant, j'espère, la sincérité de mes opinions, j'éviterai, pour les élections qui se préparent, que vous ne soyez trompés sur mes vrais sentiments, ainsi que vous l'avez été lors des élections dernières.
Mais
avant de passer à la défense de ma propre cause, je dois m'occuper
d'abord des questions qui touchent aux intérêts généraux de
l'arrondissement. J'étais membre de la commission d'enquête du chemin de fer de Bordeaux à Cette, et aussitôt que j'eus pris connaissance des projets qui étaient soumis à son examen, je fus étonné qu'un plan de traversée à Langon ne s'y trouvât, pas compris, parce que je voyais, et je vois encore, un grand nombre de raisons en faveur de cette traversée. De sorte qu'avant même que les réclamations des communes ne fussent venues protester dans ce sens, j’avais fait faire un plan indiquant cette traversée. Mais
comme ce plan n'était pas officiel comme en outre les devis ne venaient
point à l'appui, la commission, plutôt pour ce motif que pour tout
autre, décida qu'il serait écarté. Au reste, j'ai pu me convaincre dans le cours de cette affaire du peu d'influence qu'ont les commissions d'enquête sur les décisions du Conseil supérieur des ponts et chaussées et sur celles des Chambres... Si les commissions d'enquête sont d'accord avec les ponts et chaussées, on s'appuie de leurs avis; si elles sont contraires, on passe outre ; on regarde comme inspirée par un intérêt étroit de localité toute modification proposée à un projet présenté par le ministère des travaux publics. Et
cela est si vrai, que M.Dupin,
dans une question de ce genre, vient d'être forcé de quitter la
tribune sans qu'on ait même voulu le laisser parler. Cette disposition des esprits est juste en elle même; elle peut cependant être cause d'une grande injustice au détriment de l'arrondissement de La Réole.
En effet, je conviens que dans la direction à donnez à un chemin de fer d'une grande importance, il est légitime d'avoir en vue l'intérêt général des contrées traversées par ce chemin, et non celui de quelques localités ; mais ici ce n'est pas le cas d'appliquer ce principe. Il est bien évident que, l’intérêt du chemin de fer de Bordeaux à Cette commande la traversée à Langon, et que l'intérêt qui s'y oppose est étranger à ce chemin et n'est autre que celui du canal latéral qui aboutit à Castets. De
sorte que pour secourir ce canal, qui est inutile à l'arrondissement,
et qui ne servira que les intérêts de populations qui n'ont même avec
celles de La Réole que très peu de rapport, on détourne le chemin de
Bordeaux à Cette de sa ligne naturelle. Voilà
où est l'injustice. Tandis
qu'on aurait pu protéger à la fois les intérêts du chemin de fer et
ceux du canal latéral, en prolongeant celui-ci jusqu'à Langon; parce
qu'alors on rendait faciles les rapports du canal avec Bordeaux, la marée
étant jusqu'à Langon un secours de la navigation. D'un
autre côté, Langon, ville active et commerçante, point d'arrivée
d'une partie des produits des forges des Landes et des denrées de Bazas
et Villandraut, acquerrait nécessairement une importance qui tournerait
à l'avantage et du chemin de fer et du canal latéral. Le surcroît de dépense n'était point ici en rapport avec l’avantage évident ; d'ailleurs l'économie est une chose raisonnable lorsqu'elle s'applique aux dépenses journalières; elle n'est ni intelligente, ni patriotique quand elle s'applique à des travaux utiles à l'avenir aussi bien qu'au présent.
On
a dépensé, en 1840, plusieurs centaines de millions en préparatifs
sans but et en agitations sans fruit, et l'on est forcé d'être économe
lorsqu'il s'agit de dépenses très sages. Au reste, Messieurs, ne nous en prenons qu'à nous mêmes d'un tel état de choses; il n'est que la conséquence très rigoureuse de l’extrême mobilité de notre esprit public... Quel est donc, en présence de ce passage si prompt d'une opinion à l'autre, quel est donc l'homme d'État, si élevées que soient ses intentions, qui puisse se promettre de mener à bonne fin un projet qui demande du temps et de la persévérance ? A
peine un homme est il arrivé aux affaires, qu'il doit employer toutes
les ressources de son esprit pour s'y maintenir. Comment
peut-il alors méditer, préparer et agir dans le cercle de ses
attributions ? L'arrondissement de La Réole n'a pas, je le sais bien, encouragé cette politique inquiète et vagabonde; mais il en supporte néanmoins les fâcheuses conséquences. Ainsi,
par exemple, dans cette question du chemin de fer et du canal latéral,
il me semble qu'un ministre qui serait sûr de pouvoir disposer pendant
quelques années des ressources du pays, n'hésiterait pas à compléter
cette jonction de l'Océan à la Méditerranée de la manière indiquée
précédemment. De plus encore, cette mobilité, qui du pays passe au pouvoir et se communique aux plans de l'administration, a été en partie cause d'un grand préjudice porté aux riverains de l'arrondissement.
En effet, le centre de l'administration des travaux de la Garonne étant à Agen, on avait commencé les travaux de canalisation en partant de cette ville ; on était sur le point d'exécuter ceux qui intéressent le plus l'arrondissement, lorsque, par insuffisance de fonds, par changement de système et pour reporter toutes les ressources entre Bordeaux et la tête du canal latéral, on a abandonné complètement la partie en amont de Castets, ou se trouvent Floudès, le port de La Réole, etc. Le
mécontentement des propriétaires est facile à comprendre, et on ne
peut nier qu'il ne soit légitime. Ces
griefs, joints a d'autres encore, ont prédisposé l’arrondissement de
La Réole à quitter la ligne conservatrice pour adopter celle de
l'opposition. Mais
avant de prendre une résolution de cette importance, les hommes sages
et éclairés la pèseront mûrement. En
toute chose, ne faut-il pas voir si le remède est pire que le mal ?... Et
si, par hasard, le mal venait de l'agitation produite dans le pays par
une opposition tracassière dont le système est insaisissable ; et si,
par hasard, la France lasse de voir ses représentants perdre en
discussions personnelles une partie de la durée des sessions, voulait
mettre un terme à ces luttes oiseuses ; et si la France, pour parer aux
évènements que peut faire craindre l'âge avancé du Roi, venait à
composer la Chambre d'hommes fermes et à opinions connues...; si, dis-je, pour ces divers motifs, les élections allaient produire en faveur
du pouvoir une majorité éclairée et indépendante, pense-t-on que
l'arrondissement aurait sagement agi en abandonnant le drapeau qu'il a
suivi depuis seize ans, et cela au moment où le bon sens public, la
force des choses ramènent sous ce drapeau un grand nombre de ceux qui jusqu'ici ont suivi une tout autre bannière
? Non, Messieurs, cela ne serait ni sage ni habile, et je tiens à l'arrondissement par trop de liens à la fois pour ne pas protester contre une pareille détermination.
Aussi, Messieurs, ai-je hâte de vous le dire : Si pour des motifs qui me sont personnels, vous croyez ne pas devoir me confier la défense de vos intérêts, n'abandonnez point pour cela la ligne, conservatrice... Je
ne suis pas le seul candidat de cette opinion !! Et
je vous supplie de ne pas perdre de vue le pouvoir politique immense que
la lettre de la Constitution, et plus encore la tendance des esprits,
confient à la Chambre des Députés ; je vous supplie de remarquer que
des résolutions de cette assemblée peuvent sortir et la paix et la
guerre, et l'ordre et le désordre ... . et tout ce qui fait, en un mot
la sécurité ou la ruine des intérêts particuliers…De telle sorte que la seule manière de sauvegarder ces intérêts,
c'est de choisir pour votre représentant celui dont les opinions
politiques vous paraissent les plus sages et les plus arrêtées.
Tout choix fait en dehors de ces principes ne peut produire que discordance et scission entre les tendances favorisées par la Chambre et celles de l'opinion publique. Et
si un tel état de choses n'a pour résultat en temps de paix que
d'imprimer au pouvoir une marche incertaine, il peut produire en temps
de trouble les plus graves désordres....
Ainsi donc, Messieurs, veuillez réfléchir et croyez bien, je vous en supplie, que c'est ici le citoyen qui vous parle et non le candidat.... Le succès de ma candidature n'est d'aucun poids dans la balance des intérêts généraux de notre patrie ; il est d'une bien faible importance dans la balance des intérêts de l'arrondissement ; mais ce qui importe c'est que les électeurs, auxquels la loi va confier une grande part de la puissance souveraine, n'exercent point cette puissance en sens contraire des premiers éléments de toute saine politique !
Il me reste a vous parler d’une question dans laquelle les intérêts de l'arrondissement me paraissent encore fortement lésés, en commun d'ailleurs ici avec la plus la plus grande partie du département de la Gironde. Il
s’agit de l’impôt foncier. J'ai déjà fait à cet égard quelques observations. Je
vais aujourd'hui y ajouter de nouveaux chiffres. M. Crémieux, dans la séance de la Chambre du 43 mars 1845, sur la translation du domicile politique, a dit « J'ai eu la patience de lire dans les journaux de jurisprudence les arrêts rendus en cette matière par les Cours royales et la Cour de cassation ; j'ai fait la liste des électeurs qui s'étaient portés en masse dans tel ou tel collège électoral, pour voir quelle était la quotité d'impôts payée par chacun et quel était le chiffre auquel s'élevait la totalité de ces impôts et aussi le chiffre des acquisitions. De
ce calcul très simple il est résulté pour moi la preuve inattaquable
que le chiffre de 15 fr. représente une valeur immobilière de 6,800
fr. au moins. Soit,
afin de prendre un chiffre rond, pour une propriété de 20,000 fr., un impôt de 44 fr.01 c. Or je le demande à tous ceux qui se sont tant soit peu occupés de cette question, est-ce là la moyenne de l'impôt que nous avons à payer ! Une propriété de 20,000 fr. paye sur plusieurs points de l'arrondissement, dans le canton de Sauveterre, entre autres, 90, 100 et même 13O fr. d'impôt. Dans la commune de Sauternes, la propriété de M. Brun, ancien maire de Bordeaux, a été vendue par acte public du 14 mars 1840, 125,000 fr.; son impôt était et est encore de 1,468 fr. 12 c.
Je pourrais multiplier à l’infini de pareilles citations, mais je m'écarterais de mon but ; je veux seulement établir que dans le département de la Gironde, la plupart des propriétés payent un impôt foncier double et triple de celui qu'établissent les calculs de M. Crémieux, calculs dressés sur les relevés des arrêts des Cours royales ; et établir aussi que la propriété que j'ai, citée en particulier paye un impôt sextuple; car si 20,000 fr. payent 44 frs, une propriété de 125,000 fr. ne devrait payer que 215 fr. Est-ce
assez monstrueux, et faut-il d'autres démonstrations pour prouver qu'il
est utile, si l’on veut parvenir à une répartition plus égale,
d'envoyer à la Chambre des propriétaires sur lesquels l’inégale répartition
de l'impôt pèse de tout son poids ? Veut-on d'ailleurs avoir l'explication de cette injustice ?... Elle
provient en partie de ce que la plupart de nos lois ont été votées
sous l'influence des hommes du Nord. Dans
le Nord, lorsque l'on veut parler de la fortune d'un propriétaire on
dit : il a tel au tel revenu ; dans le Midi, nos revenus étant
variables on est forcé de dire: il a tel ou tel capital. Or,
lorsqu'on a établi l'impôt, on l'a basé sur le revenu.
Celui
du Nord était facile à constater, les baux à ferme y sont nombreux;
celui du Midi a été formé sur les calculs du fisc, on l'a exagéré. On accuse les hommes du Midi d'être disposés à l'exagération ; ils ont peut être contribué eux-même à faire croire leur fortune plus grande qu'elle ne l'était réellement. Cependant, l'habileté, que l’on dit aussi être leur partage, se serait dans ce cas terriblement en défaut.
Le moyen Messieurs, de réformer cet abus au sujet de l’impôt,
et d’autres encore, c’est d’assurer l'existence politique d'un
ministère de manière à pouvoir ensuite exiger de lui une grande régularité
dans l'administration. Aussi,
Messieurs, si vous m'envoyez à la Chambre, il m'est facile de vous
indiquer d'avance la ligne que j'y suivrai. Approuvant
dans son ensemble les vues et la marche du ministère actuel, je ne lui
retirerai mon appui que lorsque les chefs de l'opposition me présenteront
un corps de doctrines distinctes et préférables aux siennes, et, dans
aucun cas, je ne seconderai ceux qui voudraient nous donner une nouvelle
édition de cette comédie trop souvent représentée depuis quelques
années, trop chèrement payée par les contribuables, et qui consiste
à prendre la place et les discours d'un ministre, et à défendre cette
place contre les attaques du ministre déchu, qui, lui, de son côté, répète,
pour attaquer, les mêmes discours qu'il a trouvés sur les bancs où on
vient de le reléguer ! Le
parti légitimiste, pour lequel l'avilissement du régime
constitutionnel est un triomphe, doit seul se réjouir d'un pareil
spectacle. Mais comme la plupart de nos hommes d'État ont à cet égard la conscience plus ou moins chargée ; il faut bien bon gré mal gré les absoudre en masse. Absolvons
les donc, à la condition qu'ils seront animés désormais d'une
contrition parfaite et qu'ils ne retomberont plus dans l'ornière de
leurs vieux péchés ! Ainsi, Messieurs, dans les questions qui mettront en jeu l'existence du ministère, je voterai pour son maintien. Dans celles qui auront trait à toute amélioration possible, à toute diminution d'impôt, à toute charge nouvelle, je voterai avec une indépendance absolue.
Et
si l'on voulait nier les avantages qui doivent résulter d'une
administration durable, en objectant que le ministère actuel a six ans
d'existence, je répondrais: Que la situation du pays est
incomparablement meilleure aujourd'hui qu'elle ne l'était en 1840. Les
esprits sont plus calmes, les phalanstériens et les communistes sont
allés rejoindre les saint simoniens. Plusieurs de ceux-ci sont devenus de très honorables députés, de très respectables pères de famille. Je répondrais encore que si cette durée de l'administration n'a pas porté plus de fruits, cela vient justement de ce que son existence a été mise en question à plusieurs reprises. Le
ministère, obligé de prendre son appui sur quelques hommes mobiles
faisant l'appoint de sa majorité, n'a pu avoir cette marche décidée
qui conviendrait si bien à un pays comme le nôtre, et qu'il prendra
sans aucun doute lorsque les électeurs, lui auront envoyé une majorité
ayant les instincts du pouvoir et en comprenant les conditions. Je ne vous dissimulerai pas d'ailleurs, Messieurs, mes vives sympathies pour le chef du cabinet. J'ai blâmé à quelques égards sa conduite; je dirai avec la même franchise tout le bien que j'en pense... Ce n'est point son éloquence élevée, sa pensée profonde qui me paraissent le plus à louer en lui ; ces belles qualités, si brillantes qu'elles soient, ont moins de prix à nos yeux que le désintéressement dont il a fait preuve. M.
Guizot a peu de fortune, très peu de fortune, et cependant il est mêlé
aux affaires publiques depuis plus de trente ans. Celui qui, au lieu de s'enrichir, ne travaille que pour acquérir de la gloire, a nécessairement dans le coeur toutes les qualités qui font le grand citoyen. En outre, Messieurs, et ne l'oublions pas, il est très utile que ceux qui mènent un grand peuple soient d'une probité incontestée.
Les âmes vénales, lorsqu'elles sont au pouvoir, répandent autour d'elles cette déplorable corruption qui, mettant tout à prix d'argent, anéantit le patriotisme. Vous
connaissez ce mot de Jugurtha, qui précéda de bien peu la chute de la
république romaine: « Rome est à vendre, elle n'attend qu'un acheteur. » L'homme probe, au contraire, a une influence tout opposée, et lorsque son pouvoir n'est pas contesté, les trafiquants de consciences rentrent dans l'ombre... L'atmosphère
de la probité est délétère pour eux !!! Voilà comment,
Messieurs, sur toutes les questions et en toute chose, le choix d'un
homme politique a une influence immense sur tous les intérêts de la
société ; voilà pourquoi nous tous citoyens nous faisons une chose
utile, non seulement à nos intérêts moraux, mais à nos intérêts
matériels, en aidant le gouvernement à reconstituer l'ordre moral et
l'autorité. Mais
que répondre à ceux qui prétendent que le gouvernement a intérêt à
corrompre ? En
vérité, je ne sais, car c'est là une absurdité sans mesure. Le premier besoin, le devoir même du gouvernement est de vivre; et si l'apathie des citoyens honnêtes rend leur appui insuffisant, il est bien obligé d'acheter les mercenaires... Mais
soutenir que la corruption est chez lui un système, cela est aussi
extravagant que de chercher à prouver que le riche a intérêt à
multiplier le nombre des voleurs, ou le pape à propager l'incrédulité. On
se plaint de l'influence exercée par l'argent sur notre société. Sans doute, c'est un mal, mais ce mal est de toutes 1es époques.
A-t-on
oublié Samuel Bernard devant lequel s'humilie la fierté de Louis XIV ? Veux-on d'autres exemples ? Bassompierre
va nous en fournir. Il
raconte que la reine Marie de Médicis, alors régente, ayant besoin de
Zamet, riche partisan et se trouvant avec lui ainsi q'avec les ducs de
Mayenne et d'Epernon, se hâta de faire apporter un siège à Zamet sans
se préoccuper de ces deux seigneurs. Ce Zamet eut deux fils naturels, l'un fut évêque, comte de
Langres et pair de France, et l'autre maréchal de camp. De nos jours, le pape a fait son banquier duc et prince ; je ne sache pas qu'il l'ait élevé aux dignités de l'Église. Enfin, je trouve dans le cahier des remontrances de la noblesse de Guyenne, aux Etats généraux de 1614, les paroles suivantes : " Ce n'est plus par les bons, longs et fidèles services que l'on obtient les charges d'honneur, etc ... ; moins encore le gouvernement des villes et même des provinces ; tout est à prix d'argent, il ne s'en prend point autrement. Quiconque a bonne bourse, s'il ne peut acquérir de l’honneur, au moins il en achète et possède la marque, et après cela chacun court à respecter et honorer ce fantôme, cette ombre d'honneur et de mérite, au lieu du corps, etc..". Je suis certes bien éloigné de vouloir conclure de ce qui précède que la puissance de l'argent a toujours été et doit par conséquent toujours être la première puissance ; tout au contraire, je pense que les honnêtes gens ne doivent accorder leur estime qu'au mérite seul, la fortune ne devant être considérée que comme une garantie, celui qui possède ayant plus qu'un autre intérêt au maintien de l’ordre public...
J'ai
seulement voulu prouver que les pessimistes de nos jours n'avaient pas
pris la peine d'étudier le passé ; j'ai surtout voulu conclure, une
fois de plus, que le remède au mal qui existe est dans la stabilité du
pouvoir et ne saurait se trouver au milieu du désordre d'une révolution
nouvelle. Quant
à la politique extérieure, la question est toujours la même depuis
seize ans. En
effet, il n'y a pas de terme moyen, quoi qu'on en puisse dire, entre la
marche adoptée par le gouvernement et la guerre européenne. Seulement,
à fur et mesure que les prévisions de l'opposition ont été démenties par les faits, elle a modifié
son système d'attaque. En 1830, en effet, l'Angleterre, aux yeux de l'opposition, était notre amie, c'était la seule nation libre, la seule qui eût reconnu en Europe la légitimité de notre révolution. Mais
en revanche tous les rois du continent étaient nos ennemis irréconciliables,
et c'était contre eux que nous devions lancer nos bataillons ; cette
guerre d'ailleurs ne pouvait s'éviter, et la France était dans
l'impossibilité de brûler une amorce sans que cette amorce ne mit, en
mouvement tous les soldats de l'Europe ! ... Tel était le langage de
l'opposition. Or, le gouvernement, voulant secourir l'insurrection belge, brave sans hésiter ces prévisions sinistres, assiège Anvers et chasse de la Belgique un prince proche parent des rois de Prusse et de Russie ; d'un autre côté, et pour prouver aux Autrichiens que l'armée française avait conservé cette promptitude de mouvement dont ils ont pu garder le souvenir, on s'empare subitement d'Ancône...
Si les souverains du Nord voient ces mouvements l'arme au bras, c'est que sans doute ils n'ont pas, autant que l'avait supposé l'opposition, le désir d'entrer en guerre avec nous... D'un
autre côté, leurs rapports avec le gouvernement français, d'abord
froids et réservés, se modifient peu à peu, et le langage du corps
diplomatique devient plein de respect et d'admiration pour le Roi des
Français. L'opposition,
dès lors, juge qu'il faut laisser en paix ces Princes pacifiques, et se
retourne vers l'Angleterre. Ici
la chance est plus belle. L'Angleterre a une tribune et des journaux, et
on peut en tirer parti pour exciter les passions de deux grands peuples
souvent rivaux de gloire, toujours d'intérêt... C'est aussi ce qu'on
n'a pas manqué de faire. Je
ne passerai pas en revue, dans cette phase nouvelle, toutes les prophéties
erronées de l'opposition. Je
me bornerai à parler du droit de visite, sur lequel l'Angleterre ne
devait point céder, et sur lequel elle a cédé; du Maroc, l'opposition
avait dit que l'Angleterre ne voulait pas que nous missions le pied sur
le territoire de cet empire... Tanger, Mogador, Isly ont servi de réponse...
Et enfin la conduite de cet empereur du Maroc, que l'Angleterre excitait
et soudoyait, dit-on, secrètement contre nous, tandis que ce pauvre
prince a fait punir ceux de ses sujets qui ont suivi Abd-el-Kader, et a
lancé contre celui-ci toutes les excommunications dont il a pu
disposer. Sans doute, Messieurs, je ne veux point exagérer la défense, par cela seul que l'on a exagéré l'attaque; ainsi je reconnais que I'influence de la France aurait pu, dans certains cas, se faire sentir d'une manière plus ferme... Mais, encore une fois, à qui la faute ?
Elle
est tout entière à l'opposition. Celle-ci,
par son manque d'unité, menace sans cesse le pouvoir nond'un changement de système, mais d'une prostration de force.
Comprend-on bien la régularité de la ligne que suivrait le
gouvernement, s'il obéissait aux impulsions de simultanées de
MM.Thiers, Odilon Barro, Berryer, Larochejaquelein, Ledru Rollin et
Garnier Pagès ? Et
pense-t-on que les étrangers soient aveugles ? Lorsque
M. de Metternich envoie une notification quelconque à une puissance étrangère,
cette puissance mesure l'importance de cette notification d'après les
forces de l'Autriche entière. Lorsqu'un
Ministre parle au nom de la France, le cabinet étranger auquel il
s'adresse calcule bien plutôt les chances que le ministre a de rester
au pouvoir, que la puissance de la France elle même. Et
voilà comment vous amoindrissez tes immenses forces dont peut disposer
la nation, jusqu’aux proportions d'une intrigue parlementaire !!! En Angleterre, ou l'on obéit aussi aux lois de la majorité,
les hommes sont moins mobiles, les nuances plus tranchées. L'éducation
politique des lords est complète ; aussi, dans ce pays, ils ont su
allier aux avantages qui découlent du régime représentatif l'unité
de vue du gouvernement
royal. Mais pour nous, Messieurs, toute notre faiblesse est dans la divergence des volontés : nous n'avons pas le sentiment de l'autorité... Que dis-je ? loin d'être disposés à seconder le pouvoir, nous croyons faire acte de courage en l'attaquant... Eh ! grand dieu, ne voit-on pas qu'il faut mille fois plus de résolution pour défendre les principes sociaux que pour les battre en brèche ! ...
Bien des gens pensent qu'une guerre avec l’Angleterre est tôt ou tard inévitable. Eh bien ! si cette guerre est inévitable, savez vous, Messieurs, ce que vous conseille une saine politique ? Elle
vous conseille d'attendre que le mal intérieur qui ronge l'Angleterre
ait fait assez de progrès pour que l'action du pouvoir chez nos voisins
soit, comme chez nous, paralysé en partie. La
constitution anglaise ne supporte pas l'analyse; ce sont les
institutions du moyen âge en présence de la philosophie moderne ; ce
sont tous les abus sacerdotaux en présence du scepticisme et de la réforme
; ce sont des travailleurs
nombreux, sur un sol presque exclusivement possédé par quelques privilégiés… Ayez
donc patience, le temps et la raison font incessamment la guerre à vos
ennemis ! Si
demain vous attaquiez l’Angleterre, vous consolideriez pour vingt
cinq, pour cinquante ans peut être la puissance des aristocrates
anglais. Comparez
d'ailleurs, Messieurs, ce qu'est l'Europe aujourd'hui à ce qu’elle était il y a trente ans, et convenez
que la paix doit avoir pour partisans tous les amis sincères de
l'humanité ! D'un autre côté, je suis peu touché, je l'avoue, de
I'enthousiasme belliqueux de nos hommes politiques. J'aime
ce feu sacré dans les rangs de L'armée…Là, je sais qu'il existe, il
est sincère; il est à sa place ! Mais ceux qui ne doivent
combattre qu'avec la plume ou la parole feraient mieux de modérer leurs
discours lorsqu’ils sont de nature à faire répandre sur le sol de
l'Europe entière les flots d'un sang généreux. Et ne trouvez-vous pas, Messieurs, que c'est un noble spectacle que celui que présente la civilisa!ion s'unissant pour refouler la barbarie, ainsi que nous l’avons vu lorsque les marins anglais et français se sont unis pour combattre à Madagascar et à Buenos Ayres ?
Et
ne trouvez vous pas que ce spectacle parle autrement à la raison et au
coeur que celui que donneraient deux grands peuples employant toute la
puissance de leur génie, toutes les richesses amassées en temps de
paix, à s'entretuer, se ruiner, se détruire !!! Après
tout, je ne veux pas me faire un prédicant de paix universelle. Si la guerre est nécessaire, la France la fera, et la fera vigoureusement, s'il plaît à Dieu... Mais
lorsque j'entends les radicaux, ces apôtres de l'humanité ; lorsque
j'entends surtout le parti ultramontain, lui qui affecte de se croire
seul dépositaire des principes vénérés d'une religion de paix, lors,
dis-je, que j'entends ces étranges alliés pousser un long cri de guerre, mon intelligence est dépassée, ma raison anéantie,
et je conclus que l'inconséquence est sans doute la loi de certains
esprits, comme la rectitude est celle de la géométrie ! En abandonnant ce sujet, Messieurs, je rappellerai à votre mémoire ces paroles remarquables du plus fougueux adversaire du despotisme, de l'éloquent Mirabeau : « Français! vous êtes les conquérants de votre liberté, vous l'avez reproduite au sein de ce vaste empire par les grands mouvements de votre courage ; soyez en maintenant les c6nservateurs par votre modération et votre sagesse. Répandez autour de vous l'esprit de patience et de raison ; versez les consolations de la fraternité dans le sein de ceux de vos concitoyens à qui la révolution a imposé de douloureux sacrifices, et n'oubliez jamais que si la régénération des empires ne peut s'exécuter que par l'explosion de la force du peuple, elle ne peut non plusse maintenir que dans le recueillement des vertus de la paix. »
Après
avoir pris la défense de l'opinion politique à laquelle j'appartiens,
il me reste à me défendre moi même. On m'a blâmé d'avoir quitté le Conseil municipal de Bordeaux. J'avais
déjà répondu ; mais je vais le faire de nouveau, puisqu'il paraît
que ma réponse n'a pas été suffisante. Je
dirai d'abord que les réunions du Conseil dont les journaux font
mention, ne donnent qu'une idée très incomplète des travaux auxquels
sont appelés les conseillers municipaux, les réunions des commissions
sont très fréquentes ; en outre, il ne se passe pas une semaine, je
pourrais même dire un seul jour, sans qu'un conseiller municipal ne reçoive
une communication ou une réclamation, soit dans l'intérêt de la
ville, soit dans un intérêt particulier ; de sorte que pour pouvoir
sur chaque question, je ne dirai pas exprimer un avis raisonnable, mais
simplement apporter un vote consciencieux, il faut être à Bordeaux,
non pas quatre, six ou huit mois par an, mais bien l'année entière. Et
effectivement, j'étais le seul conseiller municipal non domicilié dans
la ville. Mais
alors pourquoi acceptiez-vous ? Voici
ma réponse : J'étais
absent de Bordeaux lorsque je vis mon nom figurer sur un journal au bas
du scrutin d’une section; je fus d'autant plus surpris que personne ne
m’avait parlé de cette candidature. Arrivé à Bordeaux, deux de mes amis, MM. Dupérier et Bouchereau, me dirent que n'ayant pas réussi une première fois, on avait résolu de me porter une seconde. Je fis observer à ces Messieurs que c'était rendre un mauvais service à la ville et à moi-même et, au fond, je fus très flatté de cette insistance.
Cependant
le lendemain, un de ces Messieurs revint et me dit qu'on s'était décidé
à porter M. Grangeneuve. Je répondis que cela valait beaucoup mieux,
et je regardai la chose
comme arrêtée, lorsque, deux jours après, le vent tournant de
nouveau, on trouva dans la charge de notaire de la ville un obstacle à
l'honorable choix qu'on avait fait ; on revint à moi, et je fut nommé. Me
voilà dont conseiller municipal sans I'avoir souhaité, mais, néanmoins,
attachant un grand prix aux suffrages obtenus, et jugeant le travail du
Conseil municipal de Bordeaux par comparaison à celui des sessions
constitutionnelles dans les communes ordinaires je ne tardais pas à être
détrompé à cet égard... D’autre
côté, plusieurs personnes, me voyant arriver au Conseil municipal,
supposèrent que j'avais l'ambition de devenir Maire. Je
ne portais pas mes vues si haut pour trois raisons bien distinctes, : la
première, parce que je ne me croyais point l'aptitude nécessaire ; la
seconde, parce qu'il était difficile de supposer que le gouvernement
choisirait le plus jeune des conseillers municipaux pour remplir des
fonctions de cette importance ; et la troisième, parce que je n'avais
pas assez de fortune pour occuper une position qui en exige beaucoup. Mais comme il était impossible et peu intéressant d'ailleurs pour le public de faire connaître ce qui se passait dans mon esprit, il n'en résultait pas moins qu'on supposait à un conseiller Municipal qui, par suite de son fréquent séjour à la campagne, remplissait très incomplètement ses fonctions, l'ambition d'arriver à de beaucoup plus élevées.
Or, rien n’est aussi révoltant, dans un cas semblable, qu'une prétention de ce genre; et cependant je ne pouvais éviter que quelques personnes ne me l'attribuassent. Enfin, plusieurs électeurs de la section que je représentais, écrivirent à propos de l'élection d'un membre du Conseil général, une lettre dans laquelle, sans cependant me nommer, ils se plaignaient de moi ; et je ne pouvais me dissimuler que leur blâme était mérité. Je
crus donc devoir me retirer, car lorsqu'on ne peut remplir
consciencieusement des fonctions que l'on a acceptées de son plein gré,
on n’a pas d'autre parti à prendre. Voilà,
Messieurs, toute l’histoire de mon passage au Conseil municipal de
Bordeaux ; il ne me reste que le regret d'avoir fait trop peu de temps
partie d'une réunion aussi honorable qu'éclairée ; Mais,
d’ailleurs, je ne saurais me reprocher d'avoir pris dans
l’alternative où je me suis trouvé le parti le plus consciencieux. Mais on m'a fait encore un double, reproche qui me semble porter en lui même contradiction et condamnation... On à dit. : Vos opinions sont intéressées ; vous voulez être en faveur ; les familles de cour ne sauraient vivre en dehors de cette atmosphère ; vous voulez rentrer au service et le faire avec profit... etc..., etc... C'est à merveille !... Mais d'autres ont répondu ; Sans doute, vos principes sont la franche et sincère expression du parti modéré ; vous prenez l'opinion constitutionnelle à partir de 1789 vous la suivez jusqu'à nous, et vous lui donnez l'adhésion la plus explicite ; vous expliquez comment et pourquoi non seulement Henri V est impossible pour le présent et pour l'avenir, mais vous donnez aussi les raisons qui selon vous l'on rendu impossible en 1830, même avec la régence du duc d'Orléans ; aussi est-il clair comme le jour que vous êtes dévoué par conviction à la Charte de 1830…
Mais vous êtes tout pour les principes, les personnes ne sont rien à vos yeux vous n'êtes point partisan de la maison d'Orléans, car vous avez dit : Qu'il fallait défendre le Roi et ne pas franchir le seuil des Tuileries. Enfin,
vous avez déclaré que vous ne vouliez ni place, ni faveur, ni emploi,
ce qui prouve au fond l'hostilité, etc., etc... Eh
bien ! Messieurs, que pensez vous de cette alternative, et ne voyez
vous pas que celui qui refuse de voir en moi un partisan très sincère,
mais très indépendant du gouvernement actuel, doit être bien
embarrassé ? Je
croyais, je vous l'avoue, Messieurs, que cette conclusion ressortait
d'une manière évidente des écrits que j'ai déjà publiés ; mais,
puisqu'on doute encore, je ferai en sorte de m'expliquer d'une manière
si claire que mes adversaires désormais pourront bien condamner mes
opinions, mais seront dans l'impossibilité de faire sur mon caractère
des suppositions offensantes. Je vous demande encore une fois, Messieurs, de l'indulgence pour les détails dans lesquels je vais entrer... Je suis né au milieu de vous, et c'est en quelque sorte une explication de famille... D'ailleurs, celui qui, comme moi, a foi dans le régime représentatif, doit attacher la plus haute importance à tout ce qui touche à la probité politique. Les citoyens qui ne sont pas, pénétrés de l'importance de cette probité, ou ne saisissent pas l'esprit de nos institutions, ou en sont les ennemis ; et le jour où leur indifférence se communiquerait aux majorités, ce jour là notre pays serait mûr pour le despotisme... Or ce n'est pas ce que nous voulons... n'est-il pas vrai, Messieurs ?..
Comprenez
par conséquent l'intérêt que j'attache à ce que nul de vous ne
puisse douter de la franchise de ma parole ; et en faveur du principe
que je viens d'énoncer, veuillez excuser la longueur de la défense. Mes
opinions sont intéressées, et je veux rentrer au service... etc. Mais,
Messieurs, j'étais au service en 1830 ; j'y suis resté après 1830 ;
et aux deux inspections qui ont suivi la révolution, mes notes
militaires ont été de nature à favoriser mon avancement; d'un autre côté,
j'ai dit ailleurs que le Roi avait bien voulu se rappeler plusieurs
personnes de ma famille qu'il avait vues souvent dans son enfance ; de
plus, et sans aspirer à une aussi haute protection, je pouvais compter
sur celle du grand référendaire de la Chambre des Pairs, M. de Sémonville,
qui avait pour moi l'affection d'un parent et d'un ami; et toutes les
personnes qui ont vécu dans l'intimité de cet homme remarquable savent
avec quelle chaleur et quelle habileté il soutenait ceux qu'il avait
adoptés ; enfin, Messieurs, plusieurs d'entre vous peuvent témoigner
hautement qu'ils m'ont toujours entendu dire, dès les premières années
de la Révolution, que le gouvernement triompherait de tous les
obstacles, et que son maintien était évident pour moi. Ainsi donc, Messieurs, bonne position au service en 1830; certitude que je serais appuyé, soit dans la carrière militaire, soit dans toute autre; foi entière dans la durée du gouvernement... voilà quelles étaient mes chances; si je n'ai pas voulu en profiter, c'est que sans doute mes adversaires se trompent dans leurs suppositions.
Quant à ceux qui pensent que j'ai l’intention de rentrer au service aujourd'hui, cela prouve simplement qu’ils ignorent les lois et règlements d’avancement militaire. Un
père de famille de mon âge qui voudrait recommencer une carrière qui
était belle à vingt ans mériterait plutôt d'être mis en tutelle que d'être
honoré de vos suffrages Il me reste à répondre à ceux qui ont vu une pensée hostile dans la phrase, « Défendre le Roi et ne pas franchir je seuil des
Tuileries. » Si cette phrase était isolée, je comprendrais jusqu'à un certain point l'interprétation qu'on a voulu lui donner ; mais placée dans une brochure qui est d’un bout à l'autre l'apologie du système suivi depuis 1830, en vérité je ne puis admettre une semblable interprétation. Tout
au plus, en l’isolant, pourrait-on y trouver un non sens, car comment
défendre le Roi attaqué dans les Tuileries, si littéralement on ne
veut pas franchir le seuil ? Et supposons pour un instant que j'eusse été, nommé député au moment on j’ai publié cette brochure, si les intérêts de l'arrondissement ou d'autres parmi le grand nombre de ceux qui sont confiés aux députés m'avaient porté à solliciter une audience du roi, aurais-je dû attendre que Sa Majesté fût à Saint Cloud ou à Fontainebleau ? . En
vérité, que répondre si ce n'est qu'en mathématiques il est une
preuve qui s'appelle la preuve par l'absurde, et que c’est ici le cas d'en faire l’application Le vrai sens de cette phrase, le seul qui ressorte de ce que j'ai écrit et signé plusieurs fois, c'est que mon sincère et loyal concours est acquis à la Charte de 1830 et à la dynastie d'Orléans; mais que ce concours doit être désintéressé, parce qu'il est des positions particulières où le désintéressement est une loi pour quiconque tient à l’estime publique.
Cette
position ressort pour moi des liens nombreux qui attachaient ma famille
à la branche aînée et au parti ultra royaliste. Mon oncle et mon Père,
après avoir activement contribué ou mouvement royaliste de 1814 ont été
nommés plusieurs fois députés de
la Gironde et ont constamment siégé à l'extrême droite; mon oncle,
Alexandre de Lur-Saluces a été commissaire du roi à Bordeaux pendant
les Cent Jours; Amédée de Lur-Saluces était aide de camp du duc d’Angoulême;
un de mes oncles était filleul du Roi et de Madame Adélaïde; un
autre, de M. le comte d'Artois et de Madame Sophie; ma grand'mère et ma
tante, dames des princesses du sang; enfin, moi même, dans plusieurs circonstances, j'ai été traité par la famille royale
avec une bienveillance toute particulière, à laquelle j'attachais un
grand prix alors, et que je ne saurais oublier aujourd'hui. Si
donc, Messieurs, ces diverses considérations n'ont pu m'empêcher de
suivre le drapeau des idées nouvelles, parce que, selon moi ce drapeau
est celui du bon sens; n'ont pu m'empêcher d'approuver la révolution
de Juillet, parce que cette révolution est juste, elles ont dû
m'imposer la loi de la servir en volontaire; de la servir, parce qu'en
la servant je sers ma patrie, ... mais de la servir sans accepter ses
faveurs, alors même que beaucoup de ceux qui l'ont combattue à son
aurore ont déjà changé d'avis. Voilà, Messieurs, la ligne bien simple, mais très ferme que j'ai prise en 1830, je connaissais assez l'histoire de notre première Révolution pour juger de l'avenir de celle qui venait de s'effectuer. Je crois répondre ainsi à l’accusation de légèreté que quelques esprits superficiels ont jugé â propos de porter contre moi.
Au
reste, Messieurs, si les détails qui précèdent ne suffisaient pas pour vous fixer sur mon compte, je ne saurais
mieux faire que de vous rapporter les paroles que j'ai eu l'honneur
d'adresser à M. le duc de Nemours lui-même. Lors du premier passage de ce prince à Bordeaux, comme je n'étais revêtu d'aucune fonction publique, je crus devoir ne point faire de démarches dans le but d'être présenté à Son Altesse Royale; mais à son second passage, mes amis me dirent que l'on avait remarqué mon absence et que quelques personnes supposaient que je voulais ménager à la fois les deux partis... Or,
comme une politique de ce genre au lieu de me convenir m'est
antipathique, il me fut bien facile de donner aux hommes de mon opinion
une garantie qui devenait un honneur pour moi : j'allai à Saint Médard,
et je fus présenté à
Leurs Altesses Royales. Depuis cette époque, me trouvant à Paris, M. le duc de Nemours eut la bonté de me faire dire, par une personne qui lui avait parlé de moi, qu'il me verrait avec plaisir. Je
demandai une audience; je fus admis auprès de Son Altesse Royale, et
voilà à peu près mot à mot, autant que ma mémoire peut me le
rappeler, ce que j'eus l'honneur de lui dire: Monseigneur, si j'ai attendu pour solliciter l'honneur de me présenter devant vous, d'y être encouragé par votre bienveillant souvenir, ce n'est point qu'il y ait dans mes opinions la moindre hésitation. A mes yeux la dynastie d'Orléans est la représentation vivante des opinions constitutionnelles, la personnification du parti qui veut toutes les réformes de la Révolution, sans vouloir le renouvellement de ses excès.
J'ai pour le patriotisme du Roi, pour sa haute sagesse, une vénération, profonde. Je reconnais que les Princes, ses fils, ont chacun, dans la carrière qu'ils ont suivie, donné J'exemple aux hommes de leur génération. Voilà ce que je pense, voilà ce que j'ai dit et ce que je dirai en toute occasion, parce qu'à mes yeux c'est la vérité. Mais, Monseigneur, il est des positions particulières qui exigent une conduite particulière aussi; et si peu importante que soit la place que j'occupe parmi ce qui existe encore de la vieille noblesse de France, je ne donnerai jamais lieu par ma conduite à ce que l'on puisse dire d'elle qu'elle est disposée à se tourner vers le soleil levant. En conséquence, en toute occasion, j'apporterai comme citoyen mon faible, mais sincère concours à ce qui se fera pour assurer le triomphe du parti qui peut, seul, donner la paix à notre patrie; parce que les longues divisions civiles ne peuvent se terminer que par la transaction, et parce que c'est par elle que Henri IV, au XVIè siècle, pacifia la France. Mais,
en suivant cette ligne, je me conduirai toujours de manière à ce que
nul ne puisse dire de moi que mon opinion fut intéressée et que j'ai
voulu rechercher la faveur. La
manière dont le Prince m'a répondu et m'a traité m’a prouvé qu'on
était sûr d'être apprécié par lui en parlant avec une très
respectueuse, mais aussi très libre franchise. Si nous vivions, Messieurs, sous un gouvernement où toutes les fonctions fussent salariées, ou si je n'eusse pas eu de fortune, je n'aurais pas hésité à accepter des fonctions payées, parce que le premier devoir de tout citoyen est de se mettre au service de l'opinion qu'il croit la plus utile à son pays.
Mais
il en est autrement; un grand nombre de fonctions sont gratuites; d'un
autre côté j'ai assez de fortune pour que mon désintéressement n'ait
rien de très héroïque, et si j'en ai si longuement parlé, c'est
parce qu'on avait affecté de n'y pas croire. Maintenant,
Messieurs, je dois vous entretenir de l'exclusion prononcée contre moi
par quelques électeurs du parti libéral et basée sur ce motif seul:
Que je suis noble. Peut-être
aurait-il été plus habile de combattre cette objection sans l'aborder
directement, en parlant de mes sympathies pour la plupart des opinions révolutionnaires.
Mais, Messieurs, en outre que c'est une bassesse à mes yeux que de
chercher à dissimuler son origine pour complaire aux opinions régnantes,
ce serait aussi faire preuve d'inintelligence des principes sociaux, et
cela, au moment même où je vous demande de m'ouvrir la carrière
politique. J'aborderai
donc la question franchement, comme il convient à quiconque a foi dans
la raison publique. Et, d'abord, en attaquant un des préjugés du parti libéral, je dirai que j'appartiens, par mes opinions, par la filiation des idées, au parti philosophique du siècle dernier, dont le parti, libéral est issu. Je ne saurais donc être suspect... Je suis en effet du nombre de ceux qui voient avec surprise l'espèce de réaction qui se manifeste dans l'esprit public contre cette sage philosophie aux travaux de laquelle la France doit ce qu'elle est. Si ces philosophes que l'on affecte de dédaigner s'étaient laissés effrayer par les lettres de cachet ou corrompre par les faveurs de la cour, nous serions aujourd'hui ce que sont les Espagnols et les Italiens; nous nous traînerions à la suite de la civilisation au lieu de marcher à la tête !
Mais, Messieurs, en rendant à ces courageux citoyens la justice qui leur est due, n'oublions pas pour juger de leurs opinions, de nous reporter à l'époque à laquelle ils ont vécu; alors nous comprendrons comment ces hommes qui voulaient propager parmi les autres hommes les idées d'égalité, de fraternité et de bienfaisance, ont cependant combattu une religion qui prescrit aux chrétiens la charité, l'humilité et le dévouement fraternel. C'est qu'à cette époque l'opulence du clergé et l'usage qu'il faisait de ses richesses offraient avec les préceptes de l’Evangile un perpétuel, et ironique contraste. Pour réformer l'abus, il a fallu combattre une religion dont cependant tous les amis de l'humanité doivent respecter les doctrines. Aussi
de nos jours la plus grande partie des abus ayant disparu et la grande
majorité du clergé donnant publiquement l'exemple des vertus évangéliques,
nous voyons le parti libéral tendre franchement la main à ceux qu'il a
si longtemps combattus, ne conservant de défiance que contre cette
portion peu nombreuse, mais très remuante du parti catholique, pour
laquelle l'esprit d'intolérance et de domination est un besoin. De même, Messieurs, pour détruire les abus de tout genre, les usages onéreux ou ridicules qui étaient liés à l'hérédité des familles et que le système féodal avait laissés après lui, le parti philosophique, qui cherchait à perfectionner la société, a été conduit à attaquer la famille, qui est la base de toute société; de sorte que les souvenirs héréditaires, la solidarité des individus les uns envers les autres, le respect pour le nom que l'on a reçu de son père, toutes ces choses qui sont l’essence des familles, quelle que soit leur condition, qui produisent leur union et leur force, qui attachent l'homme au lieu où il est né, qui font le patriote et le citoyen toutes ces choses ont dû être ébranlées ou proscrites.
Les
abus ont disparu, voilà le bien. L'individualisme les a remplacés,
voilà le mal !... Or, Messieurs, il nous appartient, à nous qui avons écrit sur notre bannière : plus de préjugés, il nous appartient de juger ce passé qui nous touche, comme si nous étions à deux siècles de lui. Voyons donc, Messieurs, si ce titre de noble doit être en toute circonstance un motif d'exclusion aux yeux du parti libéral... Je pense le contraire, je vous l'avoue, et laissant de côté, parce que j'y reviendrai, la fausse direction suivie par le parti aristocratique depuis soixante ans, je remonte plus haut et je soutiens que le véritable esprit de l'ancienne noblesse, loin d'être hostile à la pensée principale de la Révolution, le triomphe de l'égalité et du mérite personnel lui est entièrement conforme... Toutes les aristocraties du monde ont accepté une hiérarchie; jamais la noblesse française n'a voulu en supporter de régulière. Là est tout le secret de sa faiblesse comme corps. Les ducs et pairs n'ont jamais voulu reconnaître la prééminence des maisons de Rohan, La Trémouille et la Tour d'Auvergne; les familles présentées à la cour ont constamment lutté contre la suprématie des ducs et pairs; les parlements, de leur côté, faisaient imprimer contre les prétentions de ceux-ci des libelles grossiers et diffamatoires; enfin, ces mêmes parlements, d'un bout du royaume à l'autre, poursuivaient de leur animosité les seigneurs particuliers, Que pouvait donc faire la loi, cette expression de la sagesse humaine, pour régler une société où nul ne voulait (et peut-être hélas ! faudrait-il dire ne veut) l'inégalité, si ce n'est au-dessous de lui ?... Elle pouvait faire ce qu'elle a fait, c'est-à-dire proclamer que tous sont égaux à ses yeux.
Les
nobles de nos jours, qui n'ont pas accepté de bonne foi un pareil résultat,
prouvent qu'ils ont oublié les luttes de leurs pères. Après
avoir montré l'existence de ce sentiment d'égalité se manifestant
chez les nobles par son côté peu honorable, la haine de la supériorité,
nous allons le retrouver brillant et digne lorsqu'il a pour effet de
rendre hommage au mérite personnel. Au moment de la bataille de Bouvines, on raconte que Philippe-Auguste, déposant son diadème sur l'autel, dit, en s'adressant aux seigneurs qui l'entouraient : S'il
en est un parmi vous plus digne que moi de porter la couronne, qu'il la prenne, et nous le suivrons ! A
la bataille de Marignan, François 1er veut être armé chevalier par
Bayard, brave guerrier, mais simple gentilhomme. Vieilleville, lieutenant d'une compagnie, refuse le roi qui veut le nommer capitaine, et répond « Qu'il acceptera un jour de bataille, mais qu'aujourd'hui ses compagnons se moqueraient de lui, et qu'il aime mieux mourir que d'être poussé à quelque grade que ce soit par une autre faveur que celle de son service. » Le comte de Montgomery, un des chefs des protestants, est condamné à mort; on lui lit son arrêt, et il porte : Que ses enfants sont dégradés de noblesse... « S'ils n'ont la vertu des nobles, s'écrie-t-il, j'y consens volontiers; mais s'ils l'ont, ils annuleront eux-mêmes la sentence !.... »
Biron,
nommé à l’ordre du Saint Esprit, et présentant au roi les
parchemins qui établissent sa noblesse met la main sur la garde de son
épée et dit : « Sire, la voici
encore bien mieux. » Enfin, dans ce cahier de remontrances dont j'ai déjà parlé adressé aux États généraux de 1644 et qui fut rédigé à Bordeaux, chez Jean de Lur, comte d'Uza, un des commissaires délégués, je trouve cette phrase : «
Que dorénavant nul ne puisse être revêtu de deux emplois, afin que chacun, selon sa qualité, mais bien plus selon
son mérite, puisse espérer une récompense de ses services. » Mais,
Messieurs, ces sentiments, en tout conformes à l'esprit de notre époque,
sont bien plus éloquemment et nettement formulés dans ce passage du
discours du chevalier de Boufflers à la réception de l'abbé Barthélemy
à l'Académie française, le 25 août 1789 Après avoir parlé de quelques unes des beautés que renferme le voyage du jeune Anacharsis, M. de Boufflers ajoute: «
Enfin, est-il question de la première et de la plus noble passion
des Grecs, de leur patriotisme ? En nous les offrant pour modèles, vous nous rendez leurs émules. Mais que dis-je ? En fait de patriotisme les exemples des Grecs nous seraient ils nécessaires? » Non, non, ce feu sacré trop longtemps couvert, mais jamais éteint, n'attendait ici qu'un souffle d'en haut pour tout embraser. La patrie a parlé, ses enfants l'ont entendue ; déjà un même esprit nous vivifie, un même sentiment nous élève, une même raison nous dirige, un même titre nous enorgueillit, et ce titre est celui de Français. Nous savons, comme les Grecs, qu'il n'est de véritable existence qu'avec la liberté sans laquelle on n'est point homme, et qu'avec la loi sans laquelle on n'est point libre.
Nous
savons comme eux, qu'au milieu des inégalités nécessaires des dons de
la nature et de la fortune, tous les citoyens sont du moins égaux aux
yeux de la loi, et que nulle préférence ne vaut cette précieuse égalité
qui seule peut sauver du malheur de haïr ou d'être haï. Nous
savons comme eux qu'avant d'être à soi-même on était à son pays, et
que tout citoyen lui doit le tribut de son bien, de son courage, de ses
talents et de ses veilles, comme l'arbre doit le tribut, de son ombre ou
de ses fruits aux lieux où il a pris racine. » Voilà
un langage noble et élevé, et s’il eût été celui du plus grand
nombre des aristocrates, le cours de la Révolution aurait été aussi
paisible, qu'il fut agité. Au reste, Messieurs, puisque mon nom est aux yeux de quelques citoyens un motif d'ostracisme, je ne craindrai pas de vous exposer les souvenirs patriotiques que ce nom me rappelle. La propriété que je possède à Caudrot, dans l'arrondissement de La Réole, est la seule portion qui me reste de l'héritage de Louis de Lur, comte d'Uza, lequel engagea ou aliéna les terres de Castets, Belin, Béliet, Salles, Biscarosse, Fronsac, les Jauberthes, pour subvenir aux dépenses faites au service de l'État, et notamment pour contribuer à l'équipement de la flotte opposée à celle des Anglais. Il la commandait au siège de La Rochelle, où il mourut en 1573. Avant lui, Charles de Lur avait été tué à la bataille de Ravenne, en 1512; Pierre de Lur à la bataille de la Bicoque, dans le Milanais, en 1520,Charles de Lur Saluces au siège de Salces, en 1636
Les
arrêts du Conseil d'État, des 28 février 1664, 24 mars 1683, 13 août
1677, 10 juin 1686, 7 novembre 1718 sont accordés à Honoré de Lur Saluces , comte d’Uza, en
considération des services importants rendus par ses ancêtres et par
lui en dedans et en dehors du royaume, et aussi en considération des
grandes dépenses qu'ils ont faites pour le service de l'État. Enfin,
à la bataille de Rosbacq, en 1757, Pierre de Lur Saluces et Henri de
Lur Saluces, mon bis-aïeul et aïeul, l'un à la tète du régiment de
Saluces, l'autre à la tête des dragons de Penthièvre, après avoir
traversé la première ligne des Prussiens, se précipitèrent sur la
seconde : n'étant pas soutenus, ils furent enveloppés et blessés,
l'un de quatre coups de sabre, sur la tète et de plusieurs coups de
feu; l'autre de trois coups de sabre, démontés et laissés pour morts
sur le champ de bataille. Voilà,
Messieurs, ce qu'ont fait mes pères; voilà ce qu'ont fait, et avec
plus d'éclat, tant d'autres familles en France. Considérer la vie pour rien et la fortune pour peu de chose, lorsqu'il s'agit d'acquérir de l'honneur au service de l'État, voilà, si je ne me trompe, les sentiments traditionnels, la religion, si je puis m'exprimer ainsi, de la noblesse française !.. Et
s'il existe encore quelques unes de ces familles, combien plus grand est
le nombre de celles qui se sont éteintes en obéissant à cette généreuse
impulsion ! De tels sentiments doivent plaire à tous les vrais patriotes.
Mais
de nos jours, Messieurs, l’Etat demande des services moins périlleux, moins glorieux par suite, plus
difficiles peut-être ; il vous demande le sacrifice de votre
tranquillité; il vous demande d’avoir en tout temps le courage de
votre opinion; il vous demande le courage civil, car en temps de paix
l'autre lui est inutile. Combien
est grand le nombre des citoyens riches qui veulent jouir de leur
fortune en repos; qui sont prêts à faire à l'État le sacrifice de
leur vie et qui reculent devant les animosités que suscite toute
opinion tranchée; qui laissent ainsi le soin de défendre les intérêts
sociaux à ceux dont la position n'étant pas encore faite, sont nécessairement
conduits à s'en créer une aux dépens de l'État. Si
donc les souvenirs de famille sont de nature à réveiller l'ardeur
patriotique, convenez qu'ils peuvent n'être pas inutiles, convenez
surtout qu'ils ne sauraient être aux yeux des vrais patriotes un motif
d'exclusion ! Au reste, Messieurs, voyez plutôt combien instinctivement tous les partis reconnaissent cette puissance des souvenirs. L'un
des premiers actes de la France libérale, après la révolution de
1830, n'a-t-il pas été d'accorder des honneurs aux fils du maréchal
Ney ? Sans doute je suis loin de contester le mérite personnel de ces
Messieurs; mais en applaudissant aux faveurs qui venaient à eux, pensez-vous que l'opinion publique ne se reportait pas vers l'héroïque
guerrier de la retraite de Russie, vers celui qui était resté inébranlable,
alors que les plus fermes courages étaient ébranlés ? Voyez
aussi ce qu'ont fait les radicaux. Il
est un nom glorieux entre tous dans l’ère républicaine. C’est celui de Carnot.
Après
avoir, suivant une énergique expression, organisé la victoire,
il refuse de reconnaître la victoire faite empereur parce qu'à côté de l'Empereur il ne retrouve plus la liberté que seule il
a voulu servir, il reste donc à l’écart. Mais
vient un jour où l'empire chancelle et où Napoléon fait appel aux
amis de la Révolution, et la résume en lui ; alors Carnot reparaît et
le seconde de ses efforts. Voilà
une noble et belle conduite; dans tous les partis on doit
l'admirer. Eh
bien ! Messieurs, sans contester, bien entendu, le mérite de M.
Carnot, député actuel, pensez vous que son nom n'ait pas contribué à
lui acquérir des suffrages ? Or,
Messieurs, je crois avoir établi que mes pères ont constamment servi
l'État avec zèle et désintéressement; je crois avoir prouvé qu'on
ne peut servir l'État
aujourd'hui qu'en concourant loyalement au maintien de la Charte de
1830; ainsi donc il est juste de prendre mon nom pour une garantie, ou
tout au moins de n'en pas faire un argument contre moi. J'entends
dire : Qu'un homme appartenant à une
ancienne famille, qui fut autrefois privilégiée, ne peut être sincère
partisan de la loi nouvelle... Eh! Messieurs, je crois tout au contraire que si la plupart des nobles du temps passé pouvaient comparer leur position à celle de ceux de leurs descendants qui ont conservé de la fortune, ils préféreraient à leur pouvoir si souvent contesté la protection que la loi assure aujourd’hui à tous les citoyens; à moins cependant qu'un fol orgueil ne tint chez quelques uns la place de tous sentiments humains. Ils pouvaient, il est vrai, impunément, quelquefois, commander avec violence; mais ils étaient commandés de même, et il faut avoir une connaissance bien superficielle des déchirements intérieurs du régime féodal et des luttes que l'établissement du despotisme amena plus tard, pour ne pas préférer le régime des lois.
Ce
n'est pas en vain que l'arbitraire se fait sentir à un degré
quelconque de l'échelle sociale; c'est un mal contagieux et lorsqu’un
des membres de la société en souffre le corps social entier en reçoit
nécessairement les atteintes... Ce
qui est bon au coeur, à l’intelligence aux intérêts de tous,
c’est la liberté réglée par les lois ! J’ai parlé d'un arrêt du Conseil d'État du 24 mars 1638 rendu en faveur d’Honoré de Lur Saluces; un de considérants de cet arrêt qui soustrait le dit Honoré à la juridiction du parlement de Guyenne, porte que ce parlement est injustement animé contre lui, à cause des services que ses prédécesseurs et lui ont toujours rendus avec une fidélité et une affection inviolables dont la mémoire ne se peut perdre. Ainsi, de deux choses l'une, ou l'autorité royale vient ici au secours de l'opprimé, et dans ce cas le crédit à la cour a eu un effet juste, ou bien la faveur a dicté cet arrêt; et dès lors que devient la justice, si un citoyen peut être par la faveur seule soustrait à ses juges naturels ? Il
ne faut pas être un profond politique pour reconnaître ce qu'il y
avait de monstrueux dans l'existence d'un tribunal qui réunissait à la
fois un pouvoir politique et un pouvoir judiciaire. Or,
Messieurs, voilà le passé.
Ne le regrettons donc pas et travaillons de bonne foi à améliorer le
présent. Au
reste, la conduite du parti aristocratique depuis soixante ans est faite
pour légitimer les défiances. On dirait qu'il suffit que la nation
adopte une opinion pour que ce parti adopte aussitôt l'opinion opposée. Ainsi, avant 1789, il secondait les parlements dans leur lutte contre l'autorité royale, dans leur longue lutte contre les jésuites.
La nation vient elle à restreindre, puis à renverser le pouvoir royal et à mettre pour longtemps les jésuites hors de cause, aussitôt le parti veut un roi absolu, et nul n'est bien noté s'il ne tient saint Ignace pour un des grands saints du paradis. Le
roi légitime rentre, mais ce roi a des opinions libérales; il donne
une Charte; la nation l'adopte, à condition qu'on en suivra les conséquences. Aussitôt
le parti fait de l'opposition à ce roi, jure d'anéantir cette
Charte... Il réussit, on sait comment... Et depuis, un de ses organes
les plus influents, la Gazette de France, appelle ce roi un prince
philosophe, un prince
voltairien, doctrinaire, que sais-je ?... toutes les injures à la
fois... Mais
c'est surtout depuis 1830 que l'esprit d'antagonisme se montre dans tout
son jour. Quelques détails vont le prouver. Les ordonnances de Juillet furent le dernier acte du parti. L'article 6 de ces ordonnances porte que les collèges électoraux de département seront composés du quart le plus imposé des électeurs du département. L'article 8 porte que chaque collège d’arrondissement nommera un nombre de candidats égal à celui des députés du département. L'article
13 porte que le collège de
département élira les députés en en prenant la moitié sur la liste
proposée par les collèges électoraux d'arrondissement. Voilà
bien pour une moitié, toutefois, l'élection à deux degrés que
souhaite la Gazette de France. Mais
nous voilà fort loin du suffrage universel. La nation n'ayant pas voulu se soumettre à ces ordonnances, une révolution devient nécessaire.
Le parti libéral arrivé au pouvoir abaisse le cens électoral; la nation accepte la loi nouvelle, et le gouvernement marche luttant contre un grand nombre de difficultés... Dès lors on devait s'attendre à voir le parti aristocratique soutenir que tout ce qui se faisait de mal dans la société venait justement de la confusion apportée dans les affaires publiques par le trop grand nombre et l'ignorance de ceux qui avaient le droit de s'en mêler par suite de l'abaissement du cens électoral. En soutenant cette thèse il eût été conséquent. Il a trouvé plus habile de soutenir la thèse opposée. Le bon sens public a décidé qu'il ne pouvait être de bonne foi. Je rappellerai à ce sujet les paroles d'un homme dont la mémoire est vénérée dans l’arrondissement, vénérée par moi en particulier, et dont la vie prouve que celui dont la conduite est droite et loyale emporte les regrets des hommes de toutes les opinions. M. de Marcellus, on avait deviné sans doute que c'était de lui que j'allais parler, M. de Marcellus, dans la séance du 6 janvier 1817, parlant de la loi qui confère le droit d'électeur à tous les Français âgés de 30 ans et payant 300 fr. de contributions directes, dit : «Je ne reproduirai point ici les objections que tant d'orateurs distingués ont opposées à ce système;ils ont tout dit. Je me bornerai à vous demander, si vous croyez la France dans ce moment actuel en état de recevoir une pareille loi et d'en supporter les suites? Quelles assemblées où plutôt quels rassemblements ! Quel champ ouvert à l'intrigue ! Quel tumulte ! Quelle agitation ! Et, dans un temps où toutes les passions révolutionnaires frémissent encore autour de. nous, et comme les vents renfermés dans l'antre d'Éole s'indignent des barrières qu'on leur oppose, et si on les déchaîne, menacent la France et l'Europe d'un nouveau bouleversement !
Non,
la France n’est pas mûre pour une loi d’élections. Ces terres trop
remuées, pour parler avec Bossuet, et devenues incapables de
consistance s’éboulent sous les pas de l’imprudent voyageur et
l’entraînent dans le précipice ; et dans de telle circonstances nous
ne craindrions pas de
constituer des assemblées de cent quarante mille citoyens pour donner
des législateurs et ceux-ci des lois à notre patrie ? N’en doutez
pas Messieurs, ce serait l’exposer au despotisme de la multitude
soulevée contre les lois, qui est, dit un sage, le plus insupportable
des tyrans et le plus insolent de
tous les maîtres." Or,
cette multitude, considérablement augmentée depuis compose
aujourd’hui le corps électoral que le parti aristocratique poursuit
du nom de privilégié. Par
cette citation j’ai voulu simplement prouver que le parti légitimiste
n’était pas plus partisan de l'extension des droits électoraux en 1817 qu'en 1830. L'élection
â deux degrés a de bons côtés, et je comprendrais l’alliance du
parti légitimiste et du parti
radical, s'ils poursuivaient à cet égard le même résultat; mais les
légitimistes savent bien
que les radicaux n’admettent, et n'admettront jamais, que l'élection
directe. Ou
bien ils cesseraient d’être radicaux. Le
zèle du parti légitimiste pour la réforme n’est donc qu’un moyen
de renversement, et pas autre chose. Mais, Messieurs, nous ne sommes sans doute pas éloignés du temps où les légitimistes fatigués d’une politique que les industriels de la presse aristocratique ont créée pour l’exploiter, en viendront à reprendre dans le Pays la position qui leur est naturelle, et reprendront en même temps la défense des intérêts qui sont les leurs.
J’ai
encore, Messieurs, à réfuter deux attaques; je n'en veux laisser
aucune sans réponse. On a dit que mon passage dans le parti constitutionnel était une tactique; que sous l'Empire et la Restauration Alexandre et Eugène de Lur Saluces étaient ultra royalistes et Amédée de Lur Saluces libéral, et que les familles habiles en usaient ainsi... Je
ne sais si c'est là la tactique que suivent les familles habiles; mais
je sais bien que dans la mienne elle ferait horreur ! J'espère, pour ce qui me concerne, avoir prouvé que je ne saurai suivre d'autre impulsion que celle de ma conviction. Il
m'est plus facile encore de combattre par les faits le rapprochement
qu'on à présenté. Amédée
de Lur Saluces fut, il est vrai, comme beaucoup d'autres, nommé
d'office chambellan de l’Empereur ; mais arrivé là, il demanda
deux fois, en s'adressant à Napoléon lui-même, à être employé dans
l'armée. L'Empereur n'aimait pas qu'on témoignât ainsi le désir de s'éloigner de sa personne : Il répondit brusquement et le fit nommer lieutenant dans un régiment de chasseurs. Il
fit avec ce régiment la campagne de Russie, fut blessé, fait
prisonnier, conduit à Astracan, et il ne revint en France qu'après la Restauration. Attaché
depuis lors comme aide de camp au duc d’Angoulême, il a constamment suivi ce prince et est mort à Madrid pendant la
campagne d’Espagne. Toutefois, comme il avait servi sous le drapeau tricolore, il avait naturellement d'autres opinions que celles du parti ultra royaliste.
Quant à mon oncle, Alexandre de Saluces, tous les hommes qui étaient à Bordeaux en 1814 peuvent et rappeler sa conduite ; beaucoup d’entre eux savent qu’à plusieurs reprises les princes lui firent demander quelle était la récompense qu’il voulait. Nommé
député, il eut 117 voix pour la présidence; cette marque d'estime de
ses collègues, les services qu'il avait rendus au pouvoir royal,
n'apportèrent aucun changement à sa position, et 1830 le trouva dans
la situation où 1814 l'avait laissé. Quant
à mon père, Messieurs, vous l'avez nommé quatre fois député. Il fut
secrétaire de la Chambre; puis, au mois de janvier 1829, il obtint 75
voix pour la présidence. 1830 l'a trouvé dans la position où il était
lorsque, pour la première fois, vous l'avez nommé. Il
me semble que ces quelques lignes suffisent pour prouver que le
rapprochement que l'on a fait et la conclusion que l'on a voulu en tirer
n'ont pas l'ombre de justice, ni de raison. Enfin, Messieurs, on a dit que j'étais un ambitieux; certes, c'est là un grand mot et qui m'embarrasse quelque peu, parce qu'il laisse supposer ou de grandes vues, ou une grande présomption. Toutefois, vous m’avouerez que c'est une ambition singulière que celle d'un citoyen qui vous dit : Voilà le seul gouvernement raisonnable, possible même; si on veut de moi, je désire le servir; mais je ne veux ni faveurs, ni places, ni rubans d'aucune espèce... Eh ! grand Dieu ! si tous les ambitieux étaient animés des mêmes sentiments, le gouvernement d'un grand peuple serait une chose bien facile au lieu d'être la plus difficile de toutes... Mais après tout, s'il faut absolument que je sois un ambitieux, je veux bien l'être aussi, et je puis même parfaitement faire connaître l'ambition qui m'anime.
Mon ambition, Messieurs, c'est de ne pas vivre oisif au milieu d'une société où chacun travaille; c'est de porter ma part des labeurs sociaux, puisque j'ai ma part des bienfaits de la civilisation; c'est de mériter votre estime à la fin de ma carrière, si vous jugez que ma vie a été utile à d'autres qu'à moi. Voilà, Messieurs, mon ambition et toute mon ambition; voilà l'ambition que j'avais à dix huit ans, que j'ai encore et que j'aurai toujours... Et ne pensez pas que je me fasse illusion sur l'importance des services que je puis vous rendre; je ne suis ni avocat, ni jurisconsulte, ni diplomate, ni écrivain; mais je sais, ce que je veux et où je vais, et cela dans un temps où quelques hommes sont d’une mobilité extrême. Ce n'est point au hasard que j'ai adopté les opinions qui sont les miennes; elles sont la suite de consciencieuses réflexions et, j'ose le dire aussi, de quelques études. Et puis, Messieurs, j'ai cette conviction que lorsqu'un homme parvient dans une assemblée à donner de lui cette opinion, qu'il est animé d'un sincère, loyal et constant désir du bien, il n'a pas besoin d'être doué d'un grand talent pour y acquérir une honorable et légitime influence. En
outre, Messieurs, mes intérêts sont les vôtres : je paie à l'État
4,800 francs d'impôts directs, et je paie par les droits réunis ou les
douanes bien plus du double de cette somme. Il est facile de comprendre
que je dois être partisan d'une sévère économie, et que je puis même
avoir la très honnête ambition de travailler à faire diminuer les
charges qui pèsent, et sur vous et sur moi.
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Réalisée le 10 septembre2005 André Cochet Mise sur le Web leseptembre2005 Christian Flages