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Recueil | ||||
des | ||||
Brochures et écrits | ||||
publiés |
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depuis 1839 jusqu'à ce jour(1880.) |
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Henry de Lur-Saluces. |
Dates. |
Titre. | Pages. | ||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
18 nov. 1841 |
0bservations politiques. |
56/104. |
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précédées de quelques remarques sur le recensement. |
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Souvent
absent de Bordeaux, je ne puis assister aussi assidûment que je le
voudrais aux séances du Conseil municipal, et surtout à celles des
commissions où la plupart des affaires peuvent être étudiées. Je
viens d'envoyer ma démission. En
me retirant, j'expliquerai les motifs qui m'ont fait approuver les
mesures ministérielles au sujet du recensement, et j'ajouterai quelques
observations sur notre situation politique. J'ai voté pour le rejet de la proposition qui tendait à rendre les ordonnances de M. Humann inexécutables, parce que ces ordonnances m'ont paru légales ; parce que, dans la discussion très calme, mais très étendue, qui s'est élevée au sein du Conseil municipal, entre les hommes spéciaux de la commission du contentieux j'ai remarqué que, si l'on pouvait citer un grand nombre d'articles d'un certain nombre de lois pour les opposer à la mesure ministérielle, on pouvait en citer un non moins grand nombre en leur faveur ; d'où j'ai conclu que, s'il était à souhaiter que les pouvoirs législatifs, en promulguant chacune des lois nouvelles, les rendissent assez complètes pour qu'il devînt possible d'abroger les anciennes sur le même sujet, il n'en existait pas moins aujourd'hui un vague déplorable qui permettait à des esprits également judicieux et bien intentionnés d'arriver à des conclusions opposées.
Conduit
ainsi à ne pas m'en rapporter seulement à la lettre de lois sujettes
à des interprétations diverses, j'ai dû examiner la mesure en elle même. Eh bien ! le ministre des finances, obligé de fournir aux Chambres un recensement général du royaume, doit-il, dans l'intérêt des contribuables, afin que les charges soient également supportées, doit-il s'adresser aux répartiteurs, ou bien à ses agents ? Les opérations cadastrales répondent en faveur de ces derniers. Qu'est-il résulté, en effet, de l'estimation par les répartiteurs ? C'est que certaines communes, n'ayant point de dépenses extraordinaires à couvrir, paient 72 centimes par franc du revenu porté au cadastre, tandis que d'autres ne sont taxées qu'à 30 centimes. Je cite ces chiffres que j'ai pu vérifier; il existe sans doute des inégalités plus saillantes. D'où il suivrait, en admettant de semblables bases pour les cotes mobilières, que des maisons de valeur égale, mais situées dans des communes diverses, paieraient un impôt ou deux fois moindre ou deux fois plus fort. Cette différence pour le cadastre provient de ce que les répartiteurs, prenant des types dans chaque commune, leur ont donné une valeur approximative, et classé les autres propriétés d'après ces types ; ce qui a bien pu amener, si l’opération a été faite avec impartialité, une juste répartition entre les habitants, mais amener aussi des différences énormes d'une commune à l'autre, le type, le point de comparaison étant différent.
Des inconvénients semblables se présenteront pour les valeurs locatives. Certains répartiteurs s'opposeront, par exemple, à ce qu’on compte pour fenêtres des ouvertures qui ailleurs seront classées sous ce nom; et dans le grand nombre de difficultés du même genre qui peuvent se présenter, les communes dont les répartiteurs ne seront ni habiles ni fermes, paieront pour celles dont les intérêts auront été plus vivement défendus. Or,
dans un esprit de justice, est-ce là le résultat que nous devons désirer
?... Le
seul moyen d'éviter ces inégalités, est de laisser à l'autorité
centrale la liberté nécessaire pour qu'elle procède à cette
estimation sur des bases uniformes dans toute l'étendue du royaume ;
son travail sera soumis aux Conseils municipaux, puis au pouvoir législatif,
qui approuvera ou réformera l’ensemble, et dans ce dernier cas
indiquera la marche à suivre. D’ailleurs
Bordeaux et le département de la Gironde ne peuvent que gagner à cette
répartition la cote mobilière et personnelle étant hors de proportion
avec la moyenne générale de la France ; les chiffres présentés au conseil municipal ne peuvent laisser de doute à cet égard. Ainsi,
non seulement nous ne devrions pas nous opposer à cette mesure, mais
nous devrions demander qu’une révision analogue fût appliquée à
l’impôt foncier. Sous ce rapport, en effet, nous sommes traités avec encore plus de rigueur. En voici la cause : les bases de cet impôt dans toute la France sont celles de 1790 ; le cadastre n’a apporté que des modifications de détail; les départements ont dû payer une certaine somme ; les conseils généraux l'ont répartie entre les arrondissements, les conseils d'arrondissement entre les communes, de sorte que l’estimation faite par les répartiteurs n’a servi que de moyenne proportionnelle pour attribuer à chaque citoyen sa quote-part dans la charge communale.
Or, en 1790, Bordeaux et les contrées environnantes étaient, relativement au reste de la France, dans une ère de prospérité, due surtout à Saint Domingue et à l'existence de lois de douane moins défavorables que celles qui nous régissent aujourd'hui; les revenus élevés amenèrent de forts impôts. Depuis lors, le budget du royaume ayant grandi chaque année, le département de la Gironde a subi une augmentation proportionnelle ; mais la marche ascendante des valeurs foncières dans presque toute la France ayant été plus rapide que dans la Gironde, où certaines propriétés sont restées stationnaires, ou d'autres, telles que de nombreuses maisons dans Bordeaux et des terres plantées en vigne aux alentours, ont diminué de valeur, il s'en est suivi des différences choquantes. Ainsi,
naguère, une propriété dans Seine et Marne a été vendue environ480,000 fr. ; elle payait 1,600 fr. d'impôt. Une autre,
dans la Gironde, vendue 130,000 fr., paie 1,500 fr. Le domaine de
Cholet, aliéné par la Chambre des pairs, subit, par rapport au prix
d'achat, une charge presque aussi forte. De nombreux exemples d'un impôt également exagéré peuvent être cités dans le département. Ainsi donc, il est de notre intérêt de réclamer une nouvelle répartition de cet impôt, en demandant qu'on prenne pour base, non le revenu, si variable, si facile à exagérer, de nos propriétés foncières, mais bien leur valeur vénale, puisqu'il existe une si grande disproportion entre cette valeur et l’impôt dans le département de la Gironde, entre cette même valeur et l’impôt dans les terres du Nord.
On a cherché, à l'occasion de l’impôt mobilier, à exciter la colère des classes pauvres. Sans doute, dans les communes qui ne viennent pas à leur secours, il a l'inconvénient d'aggraver une situation déjà pénible; mais depuis la révolution de Juillet le vrai caractère de cet impôt est d'être un impôt de luxe; les gens riches ne le payaient, avant elle, que là où ils avaient élu leur domicile; aujourd'hui ils le paient partout où ils ont une maison, si peu habitée qu'elle soit. Je fais cette remarque, non pour blâmer dans cette loi une disposition qui me paraît juste, mais pour prouver que la loi elle-même n'a pas été envisagée sous son véritable jour. D'un
autre côté, j’ai pensé que, cette question du recensement pouvant
avoir des résultats politiques, il était raisonnable de l’examiner
sous ce point de vue ; il m’a paru évident, par exemple, après la
manière dont le ministère avait soutenu cette mesure vis-à-vis des
Toulousains, que, si elle était repoussée par la grande majorité des
Conseils municipaux du royaume, ce blâme sévère pouvait être pour
lui une occasion de retraite ; or, dans le nombre des causes qui ont
enfanté l'énorme budget dont l'État est grevé, ne doit-on pas
compter en première ligne ces fréquents changements de cabinet qui
n'ont de terme de comparaison possible que dans la mobilité rapide des
décorations d'opéra ? Ne voit-on pas que dans cette attitude tantôt guerrière et tantôt pacifique qui nous coûte si cher, et nous a placés pendant quelque temps dans une situation fausse en face de l'Europe; ne voit-on pas, dis-je, que ces résultats sont dus au peu de suite de notre diplomatie, au défaut de confiance qu’on dû avoir en elle les cabinets étrangers ?
Comment,
en effet, ceux dont les intérêts semblaient se rapprocher des nôtres,
pouvaient-ils chercher à s'entendre avec nous, lorsque les dépêches
adressées à M. Molé
allaient peut être ouvertes par le maréchal Soult ; celles adressées
à ce dernier, tomber entre les mains de M. Thiers ; et enfin celles qui
seraient parties sous l'enveloppe de M. Thiers, être décachetées par
un nouveau ministre ?.,.. Quoi
! l'affaire la plus simple deviendra interminable si les personnes chargées
d'accorder les parties changent chaque jour, et dans les questions les
plus compliquées que les hommes aient à débattre entre eux, vous semblez n'attacher que peu d'importance
à confier sans cesse vos intérêts en de nouvelles mains ! L'élément
démocratique qui domine dans nos institutions a des avantages, sans nul
doute; mais on sait aussi dans la pratique son immense inconvénient, le
défaut de suite. Or, si nous venons y joindre cette mobilité de caractère dont on nous accuse, et par malheur avec vérité, nous nous traînerons péniblement, au lieu de continuer à marcher dans la voie du progrès qui nous a été ouverte ; nous ne ferons plus rien de grand, d'utile ; et si nous avons un jour la guerre et que le succès réponde aux voeux et aux efforts des amis de la patrie, nous gaspillerons les fruits de la victoire, comme nous avons dispersé en partie les fruits d'une longue paix... Depuis dix huit mois nous avons dépensé 500 millions à faire armer, équiper, promener des conscrits d'un bout de la France à l'autre pour nous retrouver, à quelque richesse de matériel près, au point de départ !...
Vous m'arrêtez là et vous me dites : Mais c'est justement parce que nous sommes, de votre avis et que nous pensons que le gouvernement a fait un mauvais emploi des forces et de l'argent de la France, que nous sommes dans l'opposition. Erreur étrange, si elle est sincère... Car ce mauvais emploi, vous devez justement l'attribuer à la marche vacillante et incertaine que vous avez imposée au pouvoir exécutif, et vous voulez témoigner votre mécontentement, d'ailleurs légitime, des résultats obtenus, en perpétuant la cause de ces résultats ? Est-ce
logique, je le demande ? Je conçois sans peine que la presse légitimiste, qui veut prouver que la révolution est incapable de gouverner, emploie ce moyen, le plus efficace de tous. Les trente voix dont elle dispose à la Chambre, ses nombreuses gazettes, n'ont point pour but de porter au pouvoir telle ou telle nuance de l'opposition constitutionnelle, mais bien de culbuter celle qui y est arrivée... je comprends encore que les hommes politiques qui se disputent ce même pouvoir, se laissant guider par leur ambition ou leur avidité, cherchent à le ressaisir quand ils l'ont perdu, et soient soutenus dans leurs efforts par ceux de leurs partisans qui comptent profiter de leur victoire... Mais ce que je ne puis m'expliquer et ne comprendrai jamais, c'est que ces luttes politiques soient encouragées, aidées par cette masse de citoyens dégagés de toute vue d'ambition personnelle, qui ont voté pour MM. Thiers et Guizot quand ils étaient dans l'opposition, et votent contre eux dès qu'ils sont au pouvoir, et contribuent ainsi à augmenter un budget auquel ils ne doivent prendre d'autre part que celle de le payer en partie.
Je
ne crois pas, en effet, comme je l'ai dit plus haut, qu'il y ait une
cause de dépenses plus forte et plus inutile à la fois que celle qui
provient d’un changement
fréquent dans la direction des finances. Un ministre peut-il se
regarder comme moralement responsable d'un budget exorbitant, si c'est
avant lui que les dépenses ont été ordonnées ? De
même, portera-t-il une sévère attention sur les dépenses futures,
si, selon toute probabilité, ce doit être à ceux qui cherchent à le
renverser que sera réservé l'embarras de combler le déficit ?... Sully, Colbert, le cardinal de Fleury trouvèrent les finances du royaume dans un état désastreux. Sully les laissa dans l'état le plus prospère. Colbert soutint les premières guerres de Louis XIV et pourvut en outre à ses dépenses pour lesquelles les ressources du royaume auraient paru insuffisantes avant lui. Le cardinal de Fleury, avec un génie médiocre, a rendu pendant plusieurs années la France heureuse et riche, sans employer d'autres moyens que celui de maintenir l’ordre, l'économie et la paix. De nos jours, M. de Villèle a acquis, comme ministre des finances une gloire légitime qui ne peut aller qu'en s'élevant. Eh bien ! est-ce la première, la seconde année de l'administration de ces hommes d'État que la France a ressenti les bons effets de leur influence ? Non, sans doute; s'ils avaient passé un temps aussi court au pouvoir, ils n'auraient fait aucun bien. N'ayons donc pas la folie, nous qui ne demandons autre chose que d'être sagement gouvernés, de nous passionner pour des questions de personnes, et de venir concourir ainsi à des bouleversements continuels.
Il n'y a que deux politiques vraiment distinctes pour le gouvernement de Juillet : la propagande armée et la guerre contre l'Europe, ou le système de paix suivi depuis 1830. Si donc nous sommes assez amis de l'humanité pour craindre de déchaîner contre elle une guerre de propagande, si nous sommes surtout assez persuadés de la puissance de la France pour penser qu'elle peut avoir cette noble fierté qui ne s'offense pas aisément parce qu'elle se confie en elle même, nous repousserons le premier système; et alors, en adoptant le second, nous nous dirons que les théories sur le pouvoir royal que l'on prête à M. Molé, que celles sur l'aristocratie que l’on attribue à M. Guizot, que celles sur les affaires étrangères mises en avant par M. Thiers, n'empêcheront pas ces trois hommes d'État, s'ils ont pour eux la majorité, de gouverner à peu près de la même manière... Seulement, si cette majorité tend à leur échapper, M. Molé appellera à son secours le pouvoir royal, M. Guizot la puissance parlementaire, et M. Thiers les idées de la Révolution. Je sais bien qu'il existe entre ces trois ministres de grandes différences et de caractère et de tendances politiques, mais je soutiens que ce qui importe à la France, avant tout, c'est d'avoir une administration durable et suivie dont l'existence ne mette pas chaque jour toutes les questions en suspens. La France, en effet, renferme en elle même, et en dehors du ministère, tous les germes de prospérité, de développement et de progrès; elle est comme un convalescent robuste qui n'a plus besoin de remèdes, mais qui a besoin de calme et de repos. Si donc nos hommes politiques n'ont pas assez de patriotisme, d'abnégation pour renoncer à une guerre impie, renonçons, nous du moins, à leur servir de soldats ; acceptons le ministère, non parce qu'il est composé d'hommes de notre choix, mais parce qu’il existe, et que nous sommes las des changements.
Voyez ce qui s'est passé dans les Chambres : M. Molé y a obtenu des voix nombreuses ; M. Thiers ensuite ; M. Guizot aujourd'hui. Nos
représentants ont eu besoin de trois années pour comprendre qu'à défaut
de transactions entre des nuances qui se touchent de si près, le
gouvernement constitutionnel devenait impossible; ils ont cédé ; l'expérience
qu'ils ont faite, nous la payons et la paierons longtemps encore; mais,
grands dieux, ne la recommençons pas ! Or, qu’arrive-t-il ? Un ministre des finances, pour obéir au pouvoir législatif qui, en définitive, jugera s'il s'est trompé, ordonne une mesure : aussitôt, d'un bout du royaume à l'autre, les Conseils municipaux, s'agitent et recommencent contre le pouvoir cette guerre opiniâtre à laquelle, par lassitude, par impuissance de mieux faire, la Chambre a renoncé... Que
peut il résulter d'une semblable lutte, sinon un surcroît de gène et
de dépense ?... Pense-t-on que les commissaires royaux, les préfets
provisoires, les généraux et les soldats puissent se déplacer sans obérer
le trésor ? Qui ne sait que le plus mauvais de tous les gouvernements, le gouvernement despotique, est pourtant le meilleur marché, parce que tout le monde obéit ?... et qui ne voit que celui où chaque citoyen résiste doit finir par être le plus cher ? Il n'a fallu rien moins que ces diverses considéra!ions pour me porter à adopter une mesure contre laquelle l'opinion publique était prévenue. L'opinion publique juge avec équité les faits passés; elle s'égare quelquefois dans les premiers moments. J'avais cependant espéré qu'on ne pourrait se méprendre sur les motifs qui avaient déterminé mon vote.
Il paraissait difficile, en effet, qu'un contribuable placé dans une des catégories désavantageuses dont j'ai parlé plus haut, qui ne touche, et ne touchera jamais un centime du Trésor, pût être soupçonné de ne pas chercher à diminuer avant tout les charges publiques. Mais
le malheur des hommes placés par leurs opinions en dehors du parti
auquel ils semblent devoir appartenir, sera toujours de rencontrer des
juges sévères. Il faut donc une conviction arrêtée, je dirai presque
du courage, pour passer outre, et conserver envers et contre tous la
pleine et entière liberté de son jugement, l'indépendance de sa pensée. Je ne me dissimule pas le faible intérêt que peut avoir pour le public la certitude du plus ou moins de sincérité d'une opinion individuelle ; toutefois, si la société politique, qui cherche à s'établir en France parvient à se consolider, si elle porte tous les fruits que l'on en doit attendre, ce ne sera qu'autant que chaque citoyen attachera la même importance à sa réputation de probité politique, que les gens d'honneur en attachent à leur réputation de probité privée. J'aime
donc mieux courir la chance de donner quelques explications superflues,
que de m'exposer à celle d'être mal jugé à cause de mon silence. Il y a trois ans, j'ai écrit quelques pages dans lesquelles j'expliquais les motifs de mon adhésion, dès leur origine, à la révolution et à la dynastie nouvelle ; j’ajoutais « que je voulais rester en dehors des faveurs du pouvoir et ne pas franchir le seuil des Tuileries. » Cette déclaration pouvait paraître inutile, puisque nulle faveur ne m'était offerte ; elle avait même l’inconvénient de ressembler à un blâme, adressé à ceux qui avait agi autrement que moi ; elle pouvait encore être prise comme une marque d'éloignement pour une famille auguste, qui sera louée par l'histoire autant qu'elle est calomniée par les partis ; néanmoins, cette déclaration, je n'ai pas hésité à la faire, parce que j’ai voulu constater, avant tout, mon indépendance absolue.
J'ai donc eu lieu d'être surpris, lorsque j'ai vu la Guienne me désigner dans un article où elle accusait les membres du Conseil municipal d'obséquiosité vis-à-vis le pouvoir. Le
droit de critiquer les actes d'un homme public, si peu importantes que
soient ses fonctions, est pour un journal le premier des droits ; mais
il ne peut avoir celui de prêter des sentiments bas et obséquieux à
ses adversaires. Au
reste, dans cette guerre de plume, les injures, les mots hasardés
retombent à la longue sur ceux qui les emploient ; la vérité claire
et précise est la seule arme qui porte. Je
ne répondrai donc rien aux censures publiques ou privées dont j'ai pu
être l'objet. Je me contenterai de dire tout haut ce que je pense. Appartenant à une famille dont le royalisme était connu, appréciant sous un point de vue différent les causes et les suites de la Révolution, j'ai cru que je devais renoncer à toute carrière avantageuse, afin qu'on ne pût attribuer à l'ambition cette divergence d'idées. J'en avais excepté d'abord la carrière militaire, parce qu'elle est celle des hommes désintéressés. Des considérations privées m'ont engagé, en 1831, à demander mon inscription au rang des officiers disponibles. Or depuis cette époque, j'aurais pu mettre à profit mon obséquiosité envers le pouvoir, on sait les avancements rapides de quelques jeunes gens dans la diplomatie et l'administration, alors que tant de places furent sans titulaires.
Peut être même aurais-je pu compter sur une protection puissante : le roi avait rappelé, avec bonté, sous la Restauration, à un membre de ma famille, le souvenir de mon aïeule qui fut dame d'honneur et amie de la duchesse de Penthièvre, grand'mère de ce prince. Or,
la pensée de faire revivre ce souvenir flatteur ne me vient
qu'aujourd'hui où elle peut me servir à prouver mon entière indépendance.
Je crois, en effet, que, dans un pays libre, on peut défendre la royauté
sans entrer dans le palais des rois, comme on peut aussi servir l'État
sans accepter des fonctions salariées, et quelquefois même avec plus
d'efficacité, en dehors de toutes fonctions, car les efforts tentés
sur l'opinion publique, si faibles que soient les résultats, acquièrent
une importance relativement plus grande lorsque celui qui écrit n'a pas
ses propres actes à défendre. S'il est maintenant des esprits positifs qui ne puissent admettre une opinion d’intéressée, je leur avouerai que la mienne est guidée par un puissant intérêt, et cet intérêt le voici : Je suis de ceux qui n'ont admis que dans leur première jeunesse cette éternelle fable de l'âge d'or, reçue comme une vérité par presque tous les hommes sur le déclin de leurs jours. En
d'autres termes, mon admiration pour le passé, mes dédains pour le présent
s'arrêtèrent bientôt, non devant l'examen superficiel de quelques
grands faits cités par tous et répétés vingt fois, mais devant la
comparaison aussi exacte qu'il m'a été possible de la faire entre
l'homme des sociétés anciennes et le citoyen soumis à nos lois. A aucune époque, en effet, la pensée fût-elle plus véritablement libre, l'homme plus indépendant du caprice de l'homme, la raison plus au dessus des préjugés, les citoyens plus à l'abri des erreurs du pouvoir, qu'ils ne le sont aujourd'hui ?...
Sans
doute la pensée peut songer à rompre encore quelques fragiles liens ;
le faible peut désirer une protection plus complète; la raison a bien
des degrés à franchir, et la science du gouvernement bien des progrès
à faire. Mais là n'est pas la question : il s'agit de nous montrer et de préciser une époque dans le passé préférable dans son ensemble à l'époque actuelle, où les citoyens se soient trouvés plus égaux et plus libres, où le pouvoir à la fois se soit trouvé plus fort. Les fiers contempteurs de notre civilisation hésiteraient, sans nul doute, s'il leur était donné de remonter le cours des âges, sans qu'il leur fût permis de choisir en même temps, pour vivre dans ce passé, une des rares positions privilégiées qu'on y trouve... Et que l'on ne me suppose pas la folle et injuste pensée de vouloir rabaisser ce passé ; autant qu'un autre j'ai cherché à en connaître la gloire, et autant que qui que ce soit j'en apprécie le véritable mérite et en vénère les grandeurs... Mais
lorsque des hommes, animés par un esprit de parti aveugle, cherchent à
renverser la société ou à comprimer son légitime essor, il est bien
permis de leur dire et de leur prouver que les générations présentes
peuvent se comparer sans crainte à celles qui ne sont plus. Ces considérations générales, appuyées par des faits de détail sans nombre, m'ont porté depuis longtemps à regarder l'établissement du régime constitutionnel comme un bien pour ma patrie; et l'intérêt puissant qui m'y rattache, je le partage sans doute avec tous ceux qui préfèrent l'ordre au désordre, les avantages dont jouit un peuple soumis aux lois aux maux réservés à ceux qui obéissent aux passions de la foule ou se courbent sous la volonté d'un seul.
Si l'étude du passé nous fait aimer notre constitution, l'état de peuples qui nous entourent doit nous y attacher davantage encore. En jetant les yeux sur eux, nous voyons : Le
peuple russe esclave, et des hommes vendus comme on vend des troupeaux;
les grands, esclaves eux mêmes, condamnés sans jugement aux mines de
la Sibérie, exilés, dépouillés de leurs terres pour avoir embrassé
la foi qui n'est pas celle de leur souverain ; L'Espagne,
réduite depuis longtemps par la mauvaise administration de ses rois
absolus à un état de faiblesse qui contraste péniblement avec la
puissance et l'éclat dont elle a brillé pendant les XVI et XVII siècles,
condamnée aujourd'hui à conquérir, au milieu des divisions civiles,
un gouvernement qui puisse lui faire rendre un jour la place qui
lui appartient à la tête des nations, et plus à plaindre, plus
embarrassée mille fois d'avoir à lutter contre la paresse et
l'ignorance qui lui furent légués par les régimes passés, que
d'avoir à réunir dans un seul et même parti national les nombreuses
factions qui la déchirent ; L'Angleterre,
la seule, puissance qui mérite d'exciter notre envie, forcée néanmoins,
sous peine de voir sa vieille constitution réduite, en lambeaux,
d'opprimer les catholiques, de payer à ses ministres anglicans des dîmes
exorbitantes, et d'acheter publiquement avec de la viande et de l'or les
voix d'hommes libres, comme on nourrit ailleurs le corps de ceux qui ne
le sont pas !... Et ces fiers républicains de l'Union que l'on nous présente comme modèles sont-ils bien d'accord avec leurs principes, eux qui, dans les États du Midi, maintiennent l’esclavage, et dans les États du Nord traitent les hommes de couleur avec un cruel dédain ?
Placés cependant dans des conditions qui rendent le gouvernement plus facile, peuple nouveau, chez eux n'existent pas ces vieux levains de discorde qui viennent en France jeter la défiance entre les citoyens animés des mêmes intentions... Triste héritage, en effet de nos guerres civiles, les souvenirs d'un temps de lutte font ressentir leur fâcheuse influence encore aujourd'hui où la loi nouvelle a sagement confondu des intérêts qui furent ennemis... Mais les Américains n'ont pas eu ces difficultés à surmonter, ils ont de plus l'avantage d'être entourés de terres fertiles et inoccupées ; de sorte que l'excès de population, qui peut être une cause de trouble dans un pays restreint, est pour eux une source de richesses nouvelles. Attendons,
d'ailleurs, pour porter un jugement définitif sur ce peuple, déjà
grand sans doute, attendons qu'il soit entouré de voisins jaloux et
puissants ; attendons qu'il ait soutenu une guerre longue et opiniâtre
; attendons, en un mot, qu'il ait comme nous ses ruines, pour préférer
à la nôtre la cité nouvelle que son génie en fera sortir !... Si,
après avoir examiné ces peuples divers dont l'existence est tranchée,
nous portons nos regards sur l'Allemagne, nous verrons : une nation
soumise à vingt princes différents, dont le gouvernement est paternel,
il est vrai, mais rendu facile par le bon sens, la patience et la
sagesse proverbiale du peuple de ces contrées. En jetant un dernier coup d’œil sur l'Italie, nous trouverons Gênes et Venise déchues, la Lombardie soumise, et les Romains avilis.
A Rome, existe cependant, dans toute sa puissance, le gouvernement rêvé par les absolutistes : unité de foi, unité de pouvoir. D'où vient donc que ces conquérants du monde n'ont pu conquérir chez eux la sécurité des grands chemins ? d'où vient que desplaines jadis cultivées sont incultes aujourd'hui ? d'où vient enfin cette foule de mendiants, qui surgit au milieu de ces restes de grandeur et de pompe ?... Les causes en sont nombreuses; mais la première et la principale de toutes, c'est que la liberté manque aux descendants de ceux qui furent les maîtres de la terre... La liberté, principe de quelques passions funestes, mais aussi la source de tous les biens ; elle qui, depuis son apparition en France, a vu sous son égide des terres incultes ensemencées, des chaumières remplacées par des habitations saines et commodes, des routes percées, des marais desséchés, en un mot plus de travaux utiles et glorieux qu'il n'en a été fait dans aucune des périodes de nos annales. Ainsi,
cessons de tourner contre nous des armes homicides ; améliorons, mais
avec assez de prudence pour ne pas le détruire, un état social que les
peuples anciens n'ont pas connu et que les peuples nos voisins nous
envieront longtemps encore. Que ceux qui souffrent au milieu de nous jettent des plaintes, elles peuvent être souvent légitimes; on doit les écouter, chercher à les secourir. Si les destinées de la nature humaine lui permettent de se débarrasser un jour du cilice de misère qui jusqu'ici s'est attaché à elle sous toutes les formes politiques, l'ordre, la paix, le développement progressif de nos lois civiles, peuvent seuls amener cet immense progrès ; mais si ce progrès est possible, c'est à condition que l'ordre et la paix seront maintenus : il faut donc chercher à les conserver, et les défendre contre ceux même qui se font une arme des souffrances du peuple pour détruire le seul moyen que l'on puisse concevoir de les faire cesser ou de les soulager en partie.
Pendant la guerre, en effet, si le riche manque du superflu, le pauvre manque du nécessaire ; si, le désordre et l'anarchie viennent se joindre à ce premier fléau, sa misère est à son comble. En 93, les riches furent persécutés, beaucoup de fortunes furent bouleversées, toutes furent ébranlées ; le peuple commanda et agit en souverain ; eh bien ! jamais à aucune époque ses souffrances n'ont été plus complètes, plus générales, son dénuement plus absolu. C'est qu'il existe une première condition du bien être de tous :cette condition, c'est l’ordre, la conservation... Celui qui détruit commet un crime contre l'humanité, parce que le temps et le travail employés à réparer le désordre auraient pu l'être à créer des ressources nouvelles. Combien de malheureux seraient et vêtus et logés, si des conquérants anciens ou des vandales modernes n'avaient anéanti en un seul jour le travail de plusieurs années !... Ces réflexions peuvent paraître inutiles, car tout le monde les a faites et elles n'ont pas empêché jusqu'ici les hommes de se livrer à l'instinct du mal qui est eneux. Néanmoins, une vive répulsion se montre dans l'esprit public contre les destructeurs dès qu'ils apparaissent ; pourquoi donc renoncer à l'espoir de voir cette répulsion grandir assez pour rendre la destruction impossible ?... Et, si c'est un rêve, prolongeons le du moins de tout notre pouvoir, afin que, si l'heure des combats sonne un jour, la responsabilité des malheurs publics retombe sur la conscience de ceux qui auront provoqué les tempêtes.
Mais comment se fait-il que les écrivains qui tiennent dans leur main l'arme puissante de la pensée ne voient pas le noble usage qu’ils en pourraient faire en augmentant à la fois leur légitime influence, si, au lieu de condamner la révolte par quelques paroles menteuses immédiatement suivies d'autres paroles faites pour la provoquer, ils employaient sincèrement leurs efforts à la rendre impossible ? Rentrant
ainsi dans la domaine de la discussion, il n'est pas une pensée juste
et utile, si contraire qu'elle soit aux idées reçues, qui ne dût un
jour être adoptée ; car la presse est un levier puissant : élément
social à peu près inconnu jusqu'à nous, ayant sa source dans les
facultés de l'âme, son effet définitif doit être le triomphe de
la pensée sur la force brutale ; et lorsqu'elle renie son origine élevée
pour faire un appel à la violence, elle fournit des armes à ses
ennemis. C'est un immense problème que celui de savoir si une organisation régulière de la société et la liberté de la presse peuvent marcher de front. Si cet accord est possible, la raison doit finir par l'emporter sur l’erreur, car le bon sens et la justice sont aussi des facultés de l'âme, et leur. triomphe, utile à tous, doit suivre celui de la pensée sur la force matérielle... J'ai
hâte de terminer ces considérations générales qui peuvent fatiguer
les esprits positifs, car je suis aussi de ceux qui aiment les
raisonnements suivis d'une conclusion immédiate et pratique. Tout le monde se plaint en France de la confusion des idées... on en recherche les causes... La plus active de toutes, à mes yeux, est la marche illogique adoptée par le parti légitimiste. Ce parti, en effet, qui renferme des éléments d'ordre nombreux, ne signale son existence que pour arriver presque toujours en aide aux désorganisateurs.
Or, un état social quelconque doit être constitué de manière à pouvoir résister au attaques de ceux qui souffrent, de ceux dont j'ai parlé plus haut, incapables en général de se rendre compte des principes sur lesquels toute société repose, incapables surtout de juger si l'état qu'ils veulent atteindre ne sera pas plus fâcheux que celui qu'ils essaient de fuir. Leur hostilité est naturelle. Le gouvernement doit, autant qu'il lepetit, venir à leur aide, les guider avec prudence, et cependant les contenir. Cet obstacle n'est, après tout, que celui qu'ont rencontré tous les gouvernements. Mais lorsqu'une société ne reconnaît d'autres différences entre les citoyens que celle de la fortune ; si ceux qui jouissent de ses faveurs et des nombreux avantages qui en sont la suite dans un pays où la civilisation est avancée, si, dis-je, ceux là sont les premiers à faire à cette société une guerre ardente, il y a évidemment perturbation morale, et la perturbation matérielle ne saurait être loin ... Or !
c'est en France que ces choses se passent ; c'est le parti
royaliste qui s'est chargé de donner au bon sens et à là raison
pratique un éclatant démenti. On vous dit, il est vrai,.que l'on doit obéissance et respect à la vieille race de ses rois, qu'il est beau de rester fidèle au malheur, et que son culte est celui des âmes élevées... Sans doute, le culte du malheur est un noble culte ; mais si vous lui sacrifiez les intérêts de la généralité des citoyens, il devient une idolâtrie, et si vous allez jusqu'à provoquer en sa faveur une guerre civile, il n'est plus qu'un odieux fanatisme...
D'un
autre côté, avec un eu de mémoire, où se rappellerait que la
soumission et le respect du parti royaliste firent souvent défaut à la
politique conciliante et modérée de Louis XVIII, et lui manquèrent même
assez complètement pendant les dernières années de son règne pour
l'entraîner bien au delà de ses opinions. On se rappellerait encore le peu de sympathie du parti pour M. le duc, d'Angoulême, parce que ce prince avait paru adopter les idées de son oncle et traitait avec une prédilection toute particulière les officiers de l'ancienne armée. Ainsi, avec de la mémoire et de la bonne foi, on cesserait de faire de la politique une question de personnes ; les princes deviendraient aux yeux de tous ce qu'ils sont réellement, des drapeaux ; on renoncerait à accuser ses adversaires d'une odieuse ingratitude et à se targuer d'un généreux dévouement, l'un et l'autre étant beaucoup plus rares qu'on n'affecte de le croire ; on renoncerait enfin à la haine aveugle que l'on a vouée à la famille royale et aux injures dégoûtantes dont on l'accable, et, après avoir fait quelques pas vers la vérité, on serait moins éloigné de l'apercevoir dans tout son jour. Car il est encore en France des personnes aux yeux desquelles la révolution de Juillet n'est qu'une révolution de palais produite par des intrigants, une révolution comme on en trouve à chaque page de l'histoire lorsqu'un frère, un parent, mécontent de son souverain, conspire, le renverse et s’assied à sa place. Si
ceux qui jugent ainsi se tiennent pour suffisamment éclairés et ne
cherchent pas à s'instruire davantage, ils sont dans les ténèbres et
leur vue est arrêtée par un triple bandeau., Mais pour ceux qui demandent au passé d'un peuple l'explication de son état présent, les influences individuelles s'effacent en partie, l'admiration ou la colère pour certains noms propres diminue, et, les révolutions, comme celles de 1789 et de 1830, deviennent ce qu'elles sont en réalité, des transformations sociales.
Il
s'agit donc, avant de combattre ces révolutions, de savoir si vous
pouvez et même si vous voulez puisque
beaucoup de légitimistes ne le veulent pas, combattre ces
transformations. J'insisterai
sur ce point, car il me semble devoir être la base de toute opinion
raisonnée, et c'est pour l'avoir mal compris, sans doute, que quelques
royalistes ont adopté cette politique antinationale et, qui pis est,
antisociale dont la France a plusieurs fois depuis onze ans, ressenti
les funestes effets. Non ! les révolutions qui ont agité notre patrie depuis cinquante ans ne sauraient être attribuées seulement à l'égoïsme et à la cupidité de quelques ambitieux... ; elles sont le résultat de forces vives et nouvelles qui ont dû prendre en main les destinées de la France; elles sont la suite d'un régime usé dont les appuis vermoulus n'ont servi qu'à accélérer la chute. Consultez les écrits de Lally-Tolendal, Bergasse, Mounier, le comte d'Antraigues, dont le parti royaliste ne peut sans injustice méconnaître la bonne foi ; adressez-vous à des hommes de l'ancien régime pur, tels que le prince de Ligne ou le baron de Bezenval ; approuvez ou condamnez leurs opinions, peu importe, mais reconnaissez la conclusion inévitable qui en découle : la nécessité d'une révolution... ; sinon, niez aussi l'enchaînement éternel des idées et des faits, la vérité la moins contestable dans l’ordre historique, puisqu'elle repose sur des observations que tout le monde a pu faire.
Ainsi
donc, amis ou ennemis de cette révolution, cessons d'évoquer son
souvenir pour en faire entre nous un éternel sujet de discorde. Les
hommes qui depuis plusieurs générations l'avaient rendue inévitable,
la plupart de ceux qui l'ont illustrée par leurs vertus ou souillée
par leurs crimes, ont déjà répondu devant Dieu de la pureté ou de la
bassesse de leurs intentions. Pour nous, rappelons-la seulement afin
d'examiner dans quelles conditions nouvelles elle a placé en France le
pouvoir social. Le pouvoir, avant 1789, avait pour base, pour point de départ, la conquête. Une entière fusion s'était opérée, il est vrai, entre les races franques, gauloises et gallo romaines; les familles avaient une origine commune puisque les plus anciennes perdaient les traces de la leur à une époque séparée par plus de quatre siècles de celle de l'invasion. Mais le pouvoir avait été transmis de dynastie en dynastie, sans changer son principe ; de sorte que ses agents et tous ceux qui avaient acquis ou hérité d'une part quelconque de ce pouvoir, l'exerçaient et le faisaient sentir au nom du droit de conquête. C'est à cette cause, sans nul doute, qu'il faut attribuer la tendance hostile qui se développe si promptement en France contre un pouvoir quel qu'il soit, tendance aussi absurde, aussi déplorable dans un pays libre, qu'elle est simple et naturelle dans un pays soumis par la violence. Mais dans cette occasion les effets ont survécus aux causes ; la nation française a recouvré son indépendance, et elle sera peut-être longtemps encore à comprendre que le plus sûr garant de la liberté vient du respect que les citoyens ont pour le pouvoir.
On trouvera sans doute que je vais puiser a sources bien éloignées les causes qui doivent expliquer les opinions vivantes ; et cependant la plupart de nos usages, de nos cérémonies, de nos superstitions ont une origine encore plus reculée, et remontent au paganisme. Car
les évènements qui changent l'existence d'un peuple ou fondent une
société nouvelle ont sur leur avenir une influence incessante, alors même
que ces évènements sont en quelque sorte oubliés. Voilà
plus de six cents ans que l'Irlande a été donnée, par les papes
Adrien IV et Urbain III, à Henri II, roi d'Angleterre, et soumise par
ce prince ; et après six cents ans, nous la voyons frémir sous le
joug. L'Espagne servira mieux encore à prouver ce que j'avance : aussitôt après qu'elle eut été vaincue par les Sarrasins, quelques chrétiens des Asturies commencèrent, sous la conduite de Pélage, une lutte qui, après avoir duré près de huit siècles, fut terminée par Ferdinand le Catholique, qui prit Grenade et mit fin à la domination des Maures. Ainsi,
la nation espagnole a été conquérante, au lieu d'être conquise. Examinons les résultats. Le laboureur castillan dit et pense qu'il est aussi noble que le roi. En effet, pendant des siècles, il a eu et les mêmes intérêts, et les mêmes adversaires, et la résistance que le montagnard des Asturies a opposée aux infidèles est même plus ancienne que la royauté. Aussi, de nos jours, lorsque les Espagnols sont venus demander aux révolutions une forme de gouvernement qui pût les faire sortir de l'état de torpeur dans lequel l'ancienne monarchie les avait laissés tomber, ne remarquez-vous pas combien leurs troubles civils ont eu un caractère différent des nôtres ? ne voyez vous pas la plupart des grands d'Espagne prendre parti pour la révolution ? et au milieu de ces scènes d'anarchie populaire, à quelques égards semblables aux nôtres, retrouvez-vous cette colère contre le passé et ce besoin d'en détruire jusqu'aux souvenirs les plus inoffensifs ?...
Eh bien ! ces différences marquées sont la suite de celles qui existent entre les évènements qui ont, fondé les deux nationalités. D'un
autre côté, les Espagnols, ralliés au nom du christianisme contre
l'ennemi commun, ont dû vénérer la croix, non seulement comme le
symbole de leur foi, mais aussi comme l'étendard de leur indépendance
; par suite, le clergé a du prendre de l'empire sur les esprits,
accumuler facilement de grandes richesses, et établir en sa faveur lesabus contre lesquels luttent aujourd'hui les réformateurs.
Enfin, l'Espagne ayant longtemps vécu partagée en royaumes distincts,
la difficulté de la soumettre à une loi uniforme en est la conséquence. On le voit donc, partout les évènements du jour se lient d'une manière intime à ceux du passé. Cette vérité admise, la Révolution française cesse d'être un chaos où les esprits s'égarent, où le juste et l'injuste demeurent confondus ; elle n'est plus que la conséquence d'un état social où la royauté, privée de ses anciens appuis de hiérarchie militaire féodale, s'est trouvée en présence d'une nation riche, puissante et éclairée, à laquelle elle commandait au nom d'un principe qui ne se défend que par la force. Je sais qu'on invoquait en sa faveur une prescription de plusieurs siècles, une hérédité glorieuse : ces motifs, puissants et vénérés chez tous les peuples,sont devenus une des grandes difficultés de la Révolution ; mais ils ne sauraient empêcher le principe de la conquête d'être un point de départ vicieux, parce qu'on ne peut admettre comme basée sur la justice une société où des hommes ont été soumis par la violence à d'autres hommes, et, en second lieu, parce que lorsque le temps vient effacer entre les citoyens cette division d'origine, le pouvoir et ses agents en demeurent la personnification vivante.
Si, en 1789, la royauté eût pleinement remis ses droits entre les mains de l'Assemblée nationale, et si cet exemple eût été suivi par ceux qui conservaient encore une partie du pouvoir, une transaction pacifique eût été possible. Cette
supposition peut être considérée comme inadmissible, j'en conviens,
les hommes ayant rarement cédé par raison ce qu'ils croient pouvoir
conserver par la force, et n'ayant jamais non plus acquis de droits
nouveaux sans en user avec licence. Mais ce qui est hors de doute, ce qui est positif, ce qui devrait être évident même aux yeux de ceux dont l'esprit sommeille, c'est que, la lutte une fois engagée, la révolution accomplie, l'ère nouvelle, le point de départ de tout gouvernement en France doit être cette révolution, parce qu'avec elle ont pris naissance, parce que sur elle reposent les droits civils et politiques de la généralité des citoyens, parce qu'elle efface les derniers souvenirs, les dernières traces de servitude que l'invasion des Francs avait laissées après elle !... Et
si, le retour du duc de Bordeaux est à jamais impossible, c'est parce que ce prince, d'abord par sa naissance et bien
plus encore à cause des fautes de ses partisans, représente la contre
révolution, ainsi que la série d'opinions, d'intérêts et de
sentiments qui en sont la suite et pour lesquels l'antipathie de la
nation ne saurait être douteuse. En 1814, cependant, l'union de l’ancien et du nouveau régime a été, ce me semble, possible ; Louis XVIII rentrait en France par suite d'évènements auxquels il était en quelque sorte étranger ; les rois de l'Europe ne s'étaient point ligués pour lui ni contre la France, mais pour défendre leur indépendance contre Napoléon.
Louis
XVIII, en consacrant dans la Charte la plupart des actes de la Révolution
indiquait qu'il voulait devenir le chef de la France nouvelle; avec de
la sagesse de part et d'autre on eût pu s'entendre ; elle a manqué des
deux côtés : les royalistes n'ont point eu de repos qu'ils n'aient vu
au pouvoir le ministre qui avait longtemps refusé de prêter serinent
à la Charte ; ils ont ainsi remis en présence le principe de l'ancienne
souveraineté royale et, celui de l'indépendance de la nation, la révolution
et la contre révolution. Le résultat de la lutte ne s'est pas fait
attendre. J'ai
dit l'ancienne souveraineté royale, parce que celle qui repose
sur la Charte, et en faveur de laquelle les hommes qui défendent
aujourd'hui la monarchie veulent fonder une légitimité nouvelle, cette
royauté, dis-je s'appuie sur l'utilité de l'existence pour une société
d’un pouvoir permanent et héréditaire, tandis que l'autre s'appuyait
sur un droit supérieur à celui de la société... Avec
la Charte, les rois sont parce que les peuples ont besoin d'eux; avec le
droit divin et la conquête, ils possèdent les peuples. On a argumenté sans relâche sur ces deux principes, la souveraineté du peuple et le droit divin : l'un et l'autre, interprétés d'une manière absolue, sont également absurdes. Ainsi, il est aussi fou de croire à la marche régulière d'un gouvernement où le peuple exercerait une souveraineté immédiate et continue, qu'il est déraisonnable de soutenir que dans aucun cas la nation n'a le droit de se soustraire à l’autorité royale.
Si Louis XIV, au lieu d’exilé les calvinistes et de les forcer à confier leurs enfants à des mains étrangères, eût voulu, à l'exemple de Henri VIII, détruire la religion catholique, aurait-il fallu lui obéir ?... et si Henri IV, de son côté, n'eût pas voulu renoncer à la religion dans laquelle il avait été élevé, pense-t-on qu'il eût pu, malgré son titre de roi légitime, régner paisiblement sur les catholiques ?... Non, sans doute; aussi est-ce remplir un rôle de sophiste que de poser eu politique des principes abstraits, et de soutenir à une société, qu'elle doit en subir les conséquences extrêmes... Les seuls vrais principes sont ceux qui sont conformes aux intérêts moraux et matériels des peuples, et ces derniers varient suivant les lieux, l'époque, le degré de civilisation et de lumières. Le
parti, qui défend avec le plus de chaleur en France la cause de l'église
romaine et qui vante la fixité de ses doctrines, oublie-t-il le temps où
les papes faisaient assez peu de cas de la légitimité et de l'hérédité
royales, pour prétendre qu'eux seuls avaient le droit de déposer pu de
confirmer les souverains... ; et ces mêmes hommes qui repoussent en
France la révolution de Juillet, n'auraient-ils pas, s'ils eussent été
en Belgique, préparé, aidé et approuvé avec les catholiques belges
la révolution de septembre ? Lors donc que l'on met en avant des abstractions politiques rigides, invariables, on fait mentir l'histoire, on s'aveugle sur le présent, on se trompe sans doute encore pour l'avenir. Parmi les questions, que les hommes ont le droit de résoudre la vérité absolue n’existe qu'en mathématique; dans toutes les autres, le bon sens, la droiture de coeur, l'expérience et l’étude sont les seules sources où ceux qui ont le désir d'être justes, où les bons citoyens peuvent puiser leurs convictions.
En observant les intérêts divers qui existent au milieu des sociétés, en pensant à la nature composée de l'homme lui-même, on conçoit comment ces deux principes de la souveraineté du peuple et de la souveraineté royale, qui paraissent ennemis, peuvent cependant, par leur mélange parvenir à conserver la paix entre des intérêts rivaux, à satisfaire des tendances opposées. En voyant ensuite quels malheurs l'excès de chacun de ces principes peut faire subir à une nation, on devient partisan de l'hérédité royale en haine de l'anarchie; on s'attache aux droits de la nation pour éviter le despotisme. La Charte, d'ailleurs, est le contrat sacré qui pose des limites aux prétentions exagérées, de quelque côté qu'elles viennent. Ainsi
donc, que ceux qui veulent voir les lois triompher sur les passions et
les partis, n'hésitent pas à se rallier autour d'elle. Dans
un pays où la pensée est libre, les opinions varient à l'infini ; les
esprits, comme les physionomies, ont un cachet particulier, et la
diversité des jugements en est la conséquence inévitable. Dans un tel pays les hommes qui veulent éviter la confusion des idées doivent se rattacher hautement a la constitution, lors même qu'elle ne serait pas en tout conforme à leurs pensées. Celle
qui nous régit n'est pas ancienne, c’est un malheur sans doute, mais
de nouveaux changements ne sauraient être le moyen de donner à nôtre
loi fondamentale l'utile sanction du temps. Les modifications qu'elle a subies ne doivent nullement décourager ses partisans fidèles.
La
grande Charte anglaise, dont les développements successifs ont fait la
puissance et la gloire des États britanniques, a été modifiée
souvent et ratifiée trente deux fois, quatre fois par Henri III, deux
par Édouard Ier, douze par Édouard III, sept par Richard II, six par
Henri IV et une par Henri V; et ces ratifications, que l'on peut considérer
comme des indices, de mobilité, car à quoi sert de confirmer ce qui
existe de plein droit ? ces
ratifications, dis-je, n'ont pas empêché la grande Charte de servir d'égide
pendant plusieurs siècles aux destinées de l'Angleterre, et d'être encore aujourd'hui la base sur
laquelle reposent sa puissance et son avenir. Les
légitimistes ont une singulière manière de raisonner : ils font
souvent ressortir, et quelquefois avec justice, les défauts du
gouvernement actuel en le comparant à celui de la Restauration, puis à
tout propos ils ne manquent pas de vous dire que la Charte de 1814 est
l'oeuvre des doctrinaires. Ils ne voient donc pas que par cela seul ils renient la Restauration, puisque cette Restauration n'a vécu qu'avec la Charte et n'est tombée que le jour où elle l'a foulée aux pieds. Ainsi,
le crédit public rétabli, la paix maintenue entre les intérêts de
l'ancien régime et les intérêts nouveaux créés par la Révolution,
l'ordre légal assuré, la liberté de la presse essayée, tous ces
biens que nous devons à la Restauration et à la Charte, nous les
devons aux doctrinaires ! Car
qui peut prévoir, ou plutôt qui ne prévoit le sort et la durée de la
Restauration sans la Charte, si dès son avènement elle eût été
confiée aux hommes entre les mains desquels elle a succombé ? Lorsqu'on a traité comme des ennemis les électeurs qui, en 1827, nommaient sept fois député M. Royer-Collard, ce partisan fidèle des Bourbons pendant leur exil, on a cédé à des influences tellement absurdes que l'on devait arriver, de conséquences en conséquences, a l'illogique position. dans laquelle les journaux royalistes veulent, aujourd'hui renfermer leur parti.
Que voyons nous en effet depuis 1830 ? Nous voyons le gouvernement vivement attaqué par les radicaux, qui lui reprochent, ou lui ont reproché, de n'avoir pas repoussé tous les hommes qui, de près ou de loin, tenaient à la légitimité, de n'avoir pas réprimé assez vigoureusement les insurrections de la Vendée ; de n’avoir pas déclaré la guerre à tous les rois ... ; ou bien d'avoir protégé les ministres de Charles X contre les effets de la justice populaire, d'avoir fait déclarer que la religion romaine était celle de la majorité des Français, d'avoir enfin toléré avec faiblesse les attaques de quelques uns des membres du clergé... Or, les auxiliaires des radicaux dans presque toutes les occasions, ceux qui leur donnent leurs voix où grandissent leur influence, quels sont-ils ?... Tout le monde les a nommés... Eh bien je le dis avec conviction, une telle conduite est déloyale et ne saurait être trop énergiquement flétrie; on ne voit pas, d'ailleurs où elle peut conduire, car si on sait ce que les feuilles royalistes ne veulent pas, il est bien difficile de dire ce qu'elles veulent... Toutes
ont rejeté avec dédain la Charte de Louis XVIII; voila donc cette
Charte jugée... et parmi les plans nombreux présentés par leurs
publicistes, on trouve une contradiction constante et un vague indéfini. En entendant les déclamations journalières de ces tribuns d'un nouveau genre contre le gouvernement, actuel et la société, on se demande vers quelle perfection passée se tournent leurs regards... Regrettent-ils, par exemple, que le roi constitutionnel ne puisse pas ainsi que le fit Louis XIII répondre aux remontrances d'un chef de la magistrature en le saisissant par le bras et, en lui disant ; A genoux, petit homme, devant votre maître, ou bien trouvent-ils dans la conduite du duc d'Epernon injuriant sur la place publique l'archevêque de Bordeaux revêtu de ses insignes, et faisant voler d'un coup de canne son chapeau sur le pavé, trouvent-ils, dis-je, dans cette conduite une preuve du respect des grands pour la religion et ses ministres ?
Ce ne sont que des faits isolés, je le veux bien, mais l'histoire en renferme par milliers de semblables, mais on peut citer et en grand nombre des archevêchés, des évêchés, des abbayes dont les sièges restaient vacants et dont les revenus étaient abandonnés aux séculiers... Vous
accusez le gouvernement d'être sourdement hostile à la religion, et de
tous les côtés on élève des églises nouvelles, on restaure les
anciennes ; vous dites qu'il n'a point assez d'égards pour les prélats,
et vos amis les radicaux soutiennent au contraire qu'il cherche à les
gagner par ses avances. Enfin,
il n'est pas d'inconséquence à laquelle vous ne soyez condamnés,
parce que vos intérêts et vos sentiments vous rattachent aux idées
d'ordre, et parce que vos passions vous portent à faire la guerre à un
gouvernement qui s'est mis à la tète de ces mêmes idées. Ce n'est point d'ailleurs aux partis extrêmes, on ne saurait trop le répéter, que fut jamais réservée la gloire de rendre la paix à un pays longtemps agité par les guerres civiles. Les protestants zélés, les ligueurs fanatiques, condamnèrent également Henri IV; et lorsque ce prince répondit au Parlement qui s'opposait à Édit de Nantes « Ceux qui empêchent. que mon édit ne passe veulent la guerre; je la déclarerai demain â ceux de la religion, mais je ne la ferai pas ; je les y enverrai ;» lors, dis-je, qu'il répondit en ces termes, il donnait une preuve de son éloignement pour les passions, violentes qui depuis un demi-siècle bouleversaient le royaume.
On vous répète souvent que la sécurité des citoyens est illusoire dans le temps où nous vivons, qu'on attaque le gouvernement dans les rues parce qu'on ne le respecte pas, et que celui-ci apporte dans la répression la violence de la peur et de la faiblesse... Pour toute réponse, je citerai un fait : En 1615, au moment de la plus grande puissance de Louis XIV, une sédition éclata dans Bordeaux ; la ville, après avoir été agitée pendant plus de huit mois, fut occupée par dix sept régiments qui y vécurent à discrétion ; les jurats se plaignirent en vain des meurtres, des viols et des incendies commis par les soldats ; plus de quinze cents maisons furent abandonnées, et les militaires en vendirent les meubles à l'encan... De
là ne faut-il pas conclure que le pouvoir absolu ne saurait suffire
pour éviter à un pays les commotions populaires, et, d'un autre côté, que la force de ce pouvoir
n'est pas à elle seule une garantie suffisante de sa modération
lorsqu'il faut les réprimer ? Les feuilles légitimistes prouvent d'ailleurs d'une façon toute nouvelle leur respect pour la sécurité publique, en ayant bien soin, dès que le peuple est ému, de remettre sous ses yeux, en les exagérant, les sujets de plainte qu'on peut lui avoir donnés, N'est-on pas édifié, par exemple, de voir la Gazette d'Auvergne établir, au sujet des excès de Clermont, une grande différence entre la dévastation et le pillage ?... Où veut-on en venir avec de pareils subterfuges, et n'est-il pas temps que les honnêtes gens du parti royaliste reconnaissent dans quelle route on les a engagés ?
On a, je le sais bien, une réponse toute prête aux accusations qui précèdent, On vous dit : Nous ne faisons que suivre, l'exemple que nous ont donné les hommes qui gouvernent aujourd'hui. Cette excuse ne saurait être valable aux yeux de ceux qui sont animés, d'un patriotisme sincère, et qui savent que les vengeances de parti ne s'assouvissent qu'aux dépens de la prospérité publique; elle ne saurait être valable non plus pour ceux qui, ne s'arrêtant point aux apparences, reconnaissent dans les hommes qui font au gouvernement actuel une guerre de renversement, ceux-là mêmes qui conspirèrent sous la Restauration, esprits inquiets, nés pour l'antagonisme, éternellement condamnés à la contradiction, puisque, s'ils arrivaient au pouvoir, la nécessité les forcerait bientôt à renier leurs propres doctrines ; et si quelques-uns de ceux qui soutiennent aujourd'hui les principes d'ordre ont jadis combattu dans leurs rangs, c'est que la Restauration leur paraissait hostile aux garanties que la Charte accordait aux hommes et aux idées de la Révolution, et les ordonnances de juillet ont assez prouvé que leurs craintes étaient fondées. Enfin,
si quelques autres n'ont eu pour mobile que l'ambition et la rapacité,
cette espèce d'hommes n'appartient à aucun parti, et le seul moyen
d'en diminuer le nombre est d'éviter de nouveaux bouleversements au
milieu desquels d'autres intrigants surgiraient encore. Rien donc ne saurait excuser les prétendues représailles de la presse légitimiste; par des ressemblances trompeuses, elle n'a déjà égaré que trop d'opinions honnêtes. Ainsi, elle a dit : Charles X a fait tirer sur le peuple, et on le condamne ; Louis Philippe a fait tirer sur le peuple, et on l’approuve ; donc les partisans de la Charte de 1830 ne reconnaissent d'autre loi que la loi du plus fort. Etrange abus des mots ! Quoi !
Lorsque le roi fait tirer, sur le peuple pour défendre des ordonnances qui détruisent les lois, la Chambre élective et la Constitution, son action est la même que lorsqu'il fait tirer sur ce même peuple pour défendre les lois, le pouvoir législatif et la Constitution ? Il
est inutile de discuter, ce me semble, avec les esprits prévenus qui ne
saisissent pas, dès l'abord, la disparité absolue. Au
reste, un homme que la grandeur de son génie élève bien au dessus des
partis, M. de Chateaubriand, a, dans une brochure publiée en 1831 ,
tranché cette question. Il a dit : « Je ne m'apitoie point sur une
catastrophe provoquée; il y a eu parjure, et meurtre à l'appui du
parjure : je l'ai proclamé le premier en refusant de prêter serment au
vainqueur. » Sans
doute les conclusions du grand écrivain sont hostiles à la révolution
de Juillet; mais combien il eût été à désirer que les royalistes
eussent renfermé leur opposition dans les bornes tracées par leur plus
illustre chef. En parlant du roi, il dit : « Le chef de l'Etat mérite des respects. » En parlant des fonctionnaires qui ont cru devoir continuer à servir leur patrie sous le gouvernement nouveau, il ajouté : « Il est des hommes qui ne pouvaient ni interrompre leur carrière, ni compromettre des intérêts de famille, ni priver leur pays de leurs lumières, parce qu'il avait, plu au gouvernement de faire des folies :ils ont agi très bien en s'attachant au pouvoir nouveau. » Quelle
différence de ce langage aux calomnies et aux insultes dont les
journaux royalistes poursuivent les fonctionnaires les plus honorables
et les plus estimés. M. de Chateaubriand explique d'ailleurs les motifs qui l'ont porté à se placer en dehors du mouvement social. « Il n'a pas voulu armer son long passé contre son court avenir : à la tète des jeunes générations, dit-il je serais suspect ; derrière elles, ce n'est pas ma place. »
La presse légitimiste se fait assez souvent un bouclier de son adhésion pour qu'il soit juste de rappeler avec quelles restrictions cette adhésion a été donnée. Si
le parti royaliste eût été composé d'hommes aussi véritablement
amis d'un sage progrès que l'est M. de Châteaubriant, la révolution
de Juillet devenue inutile, n'aurait jamais en lieu. Lorsque les arguments des légitimistes sont épuisés, ils ajoutent : Si le gouvernement peut faire, comme on le prétend, le bonheur de la France, en définitive nous ne l'en empêchons pas ; nous nous contenterons d'en douter jusqu'au jour ou il nous en donnera la preuve. Cette
réponse serait raisonnable si elle était sincère; mais elle est bien
plutôt une sanglante ironie. Quoi !
vous ne l'en empêchez pas; et toutes les forces actives du parti sont
employées à grandir les obstacles que le gouvernement rencontre, ou à
lui, en susciter de nouveaux. Souvenez
vous donc, pour ne rappeler qu'un fait entre mille, combien vous avez
contribué au renversement du ministère Molé, de ce ministère qui
avait accordé l'amnistie, qui avait fait renaître la confiance, et
dont l'existence honorable et conservatrice aurait été assurée pour
toute la durée d'une législature si vos vingt-cinq voix dans la
Chambre se fussent réunies à celles qu'il avait déjà. Ce n'est pas que j'approuve les théories sur le pouvoir royal qu'on lui a attribuées; la fameuse maxime le roi règne et gouverne me paraît avoir été interprétée par quelques-uns de ses partisans comme par la plupart de ses adversaires, sous ce point de vue absolu qui le plus souvent en politique s'éloigne de la saine raison.
Ainsi,
je pense que, dans un État constitutionnel où le roi aura prouvé,
comme l'a fait le roi Louis Philippe, sa haute sagesse, son courage à
la tète de l'armée, son sang-froid en présence des séditieux ou sous
le fer des assassins, je crois, dis-je, que, dans un tel État, quelle
que soit la lettre de la constitution, le roi exercera une grande
influence, ses opinions
patriotiques correspondent nécessairement à celles d'un grand nombre
de citoyens, d'un grand nombre de membres des assemblées législatives,
et, par suite, un ministère représentant ces mêmes opinions pourra
avoir une forte majorité... Or,
dans ce cas, il serait évidemment absurde de combattre ce ministère
uniquement parce qu'il serait l'expression de la pensée royale. Mais
d'un autre côté, si vous aviez pour roi un Charles VI, un Louis XI, ou bien un prince affaibli par l'âge et dominé par un
confesseur comme Le Tellier ou par une courtisane comme la Dubarry, que
feriez-vous de vos maximes absolues en faveur de la direction politique
uniquement confiée au roi, et ne seriez-vous pas heureux de retrouver
dans vos majorités parlementaires une sauvegarde contre les erreurs du
pouvoir royal ? Voilà pourquoi cette discussion sur le plus ou moins d'influence du roi dans le gouvernement, posée en termes généraux, est sans issue; elle ne peut avoir une solution rationnelle qu'en précisant une situation quelconque. Eh bien ! dans celle où nous nous trouvions sous le ministère Molé, je crois que les partisans les plus décidés de la prérogative parlementaire pouvaient, sans hésiter, soutenir ce ministère, parce que cette prérogative ne courait et ne court aucun danger ; parce qu'il faudrait et une seconde édition des scènes de Saint Cloud et de nouvelles ordonnances de Juillet couronnées de succès pour quele pouvoir royal pût lutter avec avantage contre une majorité compacte.
L'indépendance
de la représentation nationale se trouvant ainsi hors de doute, tous
les citoyens qui désirent donner à l'administration la suite dont elle
a manqué jusqu'ici, auraient dû réunir leurs efforts pour éviter des
changements inutiles, et les légitimistes qui ont contribué à amener
ces changements n'auraient pas à payer aujourd'hui les nouveaux impôts
qui en sont la conséquence. Je vais être accusé de contradiction, sans doute, puisque je blâme les résultats de la coalition et fais des voeux pour la durée du ministère de M. Guizot : cette contradiction n'est qu'apparente. M. Guizot pouvait avoir raison en défendant contre le ministère du 15 avril son opinion comme thèse constitutionnelle ; il avait tort dans l'application, car la prérogative parlementaire n'était nullement menacée. On a donc bien fait de désapprouver alors sa conduite. Mais
le parti constitutionnel et modéré ne procède point par exclusion ;
lorsqu'un homme de la valeur de M. Guizot fait fausse route, il le voit
s'éloigner avec regret et ne le suit pas, mais, aussitôt qu'il revient
à lui, il le reçoit avec empressement. Quelles que soient les dissidences momentanées, M. Guizot, comme penseur profond, comme écrivain hors ligne, comme ministre probe et intègre, comme orateur, est et sera toujours un des chefs les plus distingués du parti modéré.
Les hommes et les factions se renvoient de nos jours, avec une fureur égale, l'accusation d'avoir changé de parti ; pour quelques individus elle est, vraie, elle est inexacte pour le plus grand nombre. Lorsque l'ennemi est éloigné, on fait usage des armes à feu ; lorsqu'il est près, on emploie l'arme blanche : les moyens d'attaque ou de défense ont varié, l'adversaire est toujours le même. La
Gazette de France, sous la Restauration, défendait avec ardeur le
pouvoir royal, poussait à l'intolérance religieuse et cherchait à
grandir l'influence machiavélique des jésuites ; aujourd'hui elle
tient un langage diamétralement opposé; cependant ses adversaires sont
toujours les mêmes : elle n'a donc pas changé de parti. Lorsque le Constitutionnel attaquait les tendances dominatrices du clergé, il était soutenu par les mêmes hommes qui l'approuvent encore aujourd'hui quand il donne des éloges à ceux des prélats qui cherchent à ramener la religion à ce rôle de conciliation, de désintéressement et de paix prescrit par l'Évangile. On
pourrait trouver dans le langage de ce journal une preuve de variation;
elle ne serait pas réelle, car ses adversaires et ses amis sont
toujours les mêmes : il n'a donc pas changé de parti. Des rapprochements semblables peuvent être faits au sujet de plusieurs hommes politiques ; ainsi, pour les juger avec équité, il faut examiner leur vie entière, et ne pas s'arrêter à des contradictions qui quelquefois ne sont que dans les mots. D'un autre côté, en arrivant au pouvoir, beaucoup d'hommes voient de près les difficultés qu'ils accusaient leurs prédécesseurs de ne pas savoir surmonter, et de bonne foi ils modifient leurs opinions. On crie alors : Voilà des renégats ! Souvent on se trompe; ils ont acquis de l’expérience; mais cette expérience, les administrés la paient, et voilà pourquoi ces derniers sont tout simplement absurdes lorsqu'ils s'entêtent à recommencer chaque jour de nouvelles éducations.
Je crois, avec l'opposition dynastique, que le développement progressif de la démocratie est un des voeux les plus formels de la France ; mais je ne vois pas quels changements réels, quelle lumière soudaine, une nouvelle loi électorale pourrait apporter dans les éléments qui composent aujourd'hui et la Chambre des députés et les diverses classes de fonctionnaires, et je ne conçois pas, par conséquent, comment on peut affirmer qu'avec cette loi la France aussitôt serait mieux gouvernée. Le vrai progrès démocratique est celui qui résulte des partages égaux entre les enfants, des fortunes nouvelles créées par l'industrie, et de l'accroissement rapide de la classe estimable des propriétaires cultivateurs, qui ensemencent le sol pour eux mêmes et, par les soins qu'ils y apportent, en doublent le produit. Ces diverses causes tendent bien plus que les lois politiques à niveler les positions, et il me semble que les partisans sincères de la démocratie devraient remarquer la situation exceptionnelle dans laquelle se trouve déjà la société française. Un grand peuple, en effet, a-t-il subsisté avant nous sans nulle hiérarchie entre les citoyens, et surtout avec la liberté du travail ? Les
républiques démocratiques de la Grèce restèrent loin du point où
nous sommes arrivés, puisque le travail chez elles fut toujours réservé
aux esclaves ; et cependant l'anarchie accéléra leur chute. Sans doute, la raison humaine a fait depuis bien des progrès ; toutefois, par moment, elle reste voilée. Il faut donc avancer avec prudence dans les routes nouvelles où nous nous sommes engagés, et attendre, pour donner de l'extension au corps électoral, que celui qui existe ait acquis plus d'unité dans sa marche, plus de force et plus de régularité dans son action.
Sans doute, la démocratie est la forme sociale la plus en harmonie avec la loi naturelle, et on doit des éloges aux citoyens qui ont travaillé à assurer une justice égale aux hommes éclairés par un même soleil; mais on ne doit pas oublier non plus combien est grand le nombre de ceux qui ont abusé des passions de la foule, et porté le trouble au sein d'un état démocratique. Il
est si aisé d'y égarer l'opinion. Voyez avec quelle facilité on est parvenu dernièrement en France à donner le change à l'esprit public : on a dit et si souvent répété que nous étions descendus au rang d'une puissance du second ordre, que beaucoup d'honorables citoyens ont fini par le croire, et se sont sentis émus d'une sainte et patriotique indignation. Eh bien ! je le demande à tous les hommes de bonne foi, supposons un instant nos forces, nos richesses, nos trente quatre millions d'habitants obéissant à la voix d'un seul : quelle serait la nation dans le monde qui pourrait nous résister ? Ainsi, les causes qui diminuent notre prépondérance ne proviennent point d'un défaut de puissance réelle, mais bien de nos divisions civiles, et ceux que de nobles sentiments portent à être jaloux de cette prépondérance devraient chercher à atténuer ces divisions, au lieu de travailler à devenir les chefs de fractions nouvelles. D'ailleurs, si les ennemis du gouvernement l'ont accusé, par exemple, de céder souvent à l'influence de l'Angleterre, il est à remarquer que l'opposition dans le parlement anglais a souvent reproché à ses ministres, dans le cours des dix dernières années, de ne pas savoir résister aux exigences de la France.
Un
volume ne suffirait pas pour répondre à toutes les accusations dont
chaque jour le pouvoir est assailli. Cependant, il en est une si
bizarre, qu'elle mérite une mention particulière. Une
maladie morale connue de tous les temps, le dégoût de la vie, a paru
de nos jours faire quelques progrès : savez vous alors quel est le vrai
coupable !... Vous hésitez ? Eh bien ! le vrai coupable, c'est le
gouvernement... Oui, sans doute, le gouvernement ; car n'est-il pas le fils, l'héritier de la détestable philosophie du dix-huitième siècle ? Vous m'objecterez peut être que le maréchal de Catinat, qui a vécu dans le siècle précédent, fut atteint de cette maladie, et qu'il ne voulut même pas perpétuer sa race, afin, disait il, de ne pas donner l'existence à des êtres, malheureux comme lui ; vous me citerez encore l'exemple du maréchal Fabert, qui, comparant à son lit de mort la vie à la chaîne des galériens, dit qu'il considèrerait comme son ennemi celui qui chercherait à l'y rappeler ; vous m'observerez de plus que ces deux guerriers passèrent pour des hommes d'un grand sens, et qu'ils ne se décidèrent sans doute à porter sur l'existence humaine ce sombre jugement que parce qu’ils avaient rencontré bien des êtres désillusionnés comme eux. Eh bien ! tout ce fatras de citations ne prouve pas grand chose, sachez-le ; car, si les maréchaux de Catinat et Fabert furent tristes, c'est qu'ils avaient deviné que leurs arrière-neveux seraient gouvernés par le déplorable pouvoir, auquel vous, vous êtes soumis. Vous ne paraissez pas convaincu, et vous ajoutez que, les souffrances morales, dont on se plaint viennent peut être d'un développement trop rapide et trop général des facultés intellectuelles, et vous dites que le pouvoir ne peut combattre ce développement sans renier la plus noble des causes auxquelles il a dû son origine.
Vous soutenez, en outre, que si l'esprit, lorsqu'il est cultivé, se laisse plus facilement impressionner par les dégoûts de la vie, il est plus susceptible aussi d'en apprécier les jouissances élevées. Enfin, vous terminez en disant que les grandes commotions politiques, en rompant de nombreuses carrières, en bouleversant certaines existences, en donnant à de jeunes ambitions des espérances immodérées, doivent nécessairement semer en quantité les désenchantements et les dégoûts ; et vous osez soutenir que le meilleur moyen de guérir le mal, d'empêcher qu'il ne s'étende, consiste à raffermir l'ordre ébranlé, à éviter à la société des commotions nouvelles, et vous allez même jusqu'à penser qu'un fait aussi peu important que la durée d'un ministère constitutionnel suffirait, si cette durée se prolongeait pendant cinq ou six années, pour décourager ces rêveurs ardents qui s'agitent sans succès dans le vague des utopies et pour leur rendre l'utile service de diriger vers un but avantageux pour l'État et pour eux l'énergie qu'ils ont mal employée jusqu'ici. Eh bien ! si ce sont là toutes vos raisons, apprenez qu'elles ne valent pas mieux que les citations qui précèdent, et, afin que vous le reteniez une fois pour toutes, rappelez-vous que ce qui se fait de travers de Perpignan à Lille, de Draguignan à Cherbourg, et même dans une partie du monde connu, doit être attribué presque sans exception à l'ineptie, à la maladresse, au mauvais vouloir du gouvernement ; si bien que les légitimistes, qui sont, comme vous le savez, des amis de l'ordre, vous prouveront quand vous voudrez qu'on ne doit pas hésiter pour délivrer la France de l'influence néfaste de ce pouvoir, à la replacer encore sous la verge sanglante des démagogues.
Après avoir cherché, dans le cours de cet écrit, à faire ressortir les conséquences désastreuses dé la politique adoptée par les journaux royalistes, je m’empresse d'ajouter qu'il serait injuste de croire cette politique conforme aux opinions des hommes honorables du parti. Ces
derniers voient avec inquiétude les essais tentés par la société
française, ils ont peu de foi dans la raison humaine, et par suite peu
de confiance dans un système que l'expérience n'a pas encore sanctionné
; ils se tiennent donc à l'écart. Cette réserve est honorable, et leur seul tort est de ne pas employer leur influence pour mettre un terme à ce dérèglement d'idées, à ces pamphlets quotidiens qui se publient à l'abri de leur patronage ou tout au moins aux dépens de leur bourse. Beaucoup d'entre eux ont, il est vrai, contre la Révolution un grief permanent; ils l'accusent d'avoir détruit l'aristocratie à laquelle ils tiennent par goût, par intérêt et aussi par raison politique. Ce
grief est en partie basé sur une fausse appréciation des faits. Tant de causes ont contribué à annuler l'aristocratie, qu'il ne peut entrer dans mon plan d'essayer de les indiquer toutes ici ; mais ce que je crois pouvoir affirmer, c'est que la Révolution française n'a fait qu'exécuter avec rigueur une sentence dès longtemps prononcée. La lutte véritable a eu lieu entre les grands vassaux et le roi, et plus tard entre le roi débarrassé des grands vassaux et les seigneurs. Cette seconde période est la seule à laquelle il faille s'arrêter, car c'est pendant sa durée qu'une aristocratie réelle aurait pu s'établir.
Sous
Henri III, dans le célèbre combat de Quélus, Maugiron et Livarot,
contre Antraigues, Schomberg et Ribérac, les premiers se ralliaient au
cri de Vive le roi et les derniers leur répondaient par celui de Vive
la noblesse ! Le sens de la lutte est facile à saisir. Dans
l’ensemble des troubles connus sous le nom de guerres de religion, si
l' on cherche se rendre compte du caractère et des tendances des
principaux chefs, on voit évidemment que les seigneurs calvinistes et
ceux du parti de la Ligue furent bien plus guidés par le désir de se
rendre indépendants de la royauté que par celui de réformer l'Eglise
ou d'en maintenir les abus. Henri
IV réunit en sa personne toutes les qualités qui attirent ; il sut en
outre, par l'habileté de sa politique, accoutumer l'aristocratie à
supporter un joug léger ; Richelieu la dompta par les supplices; elle
essaya, mais en vain, de se relever sous la Fronde; Mazarin, par son
adresse, Louis XIV, par sa toute puissance, la réduisirent bientôt à
ne posséder plus que des titres honorifiques et des privilèges sans
force réelle. En
un mot, elle conserva les faveurs qui la rendent odieuse, sans conserver
l'autorité légale, le pouvoir dirigeant qui la rendent utile. Si, au lieu d'être vaincue dans cette lutte, elle fût parvenue à l'exemple de l'aristocratie anglaise, a restreindre, avec l'aide des communes, le pouvoir royal à donner a la nation et à elle-même des lois sages et justes sa position de nos jours eût été toute différente, et peut être, aurait elle plus fait pour la gloire et la grandeur de la France que n'ont fait et le pouvoir royal et le pouvoir populaire, qui seuls ont gouverné jusqu’ici.
Car ma pensée ne saurait être de flatter la démocratie en niant les avantages d’un gouvernement aristocratique. J'ai
dit, à la vérité, et je
crois que les lois qui nous régissent
sont plus justes et plus conformes à la loi naturelle que celles qui
ont existé avant nous ; j’ai dit en outre, que le devoir de tout
bon citoyen était de concourir au maintien de ces lois à leur développement
progressif ; je crois encore que, si ces lois sont renversées,
nous serons forcés d’en appeler au pouvoir d’un seul et non au
pouvoir de l’aristocratie, car jamais société ne fut moins préparée
que la nôtre à subir son influence, parce que l’aversion de la hiérarchie
se retrouve partout, et parce que la puissance de l’aristocratie doit en général grandir avec
la puissance de l’Etat et confondre ses intérêts avec les siens,
tandis qu’en France c’est la marche opposée qui a été suivie. Mais
ces diverses considérations ne sauraient m’empêcher de reconnaître
que, jusqu'ici, c’est à la direction de l’aristocratie, à
l’esprit de suite et de conservation qui la caractérise, que les
nations ont dû le plus de richesse et d’éclat. L’accroissement
rapide de la puissance anglaise depuis la révolution de 1788 en est une
preuve frappante. Gênes et Venise n’occupent qu’un point sur la
carte du monde et occupent dans l’histoire une place immense. Enfin, le roi des peuples, le peuple Romain fût gouverné par l'aristocratie la plus fortement constituée qui ait jamais existé.
Sans
doute, le jugement est choqué au premier abord en voyant ces fortunes
colossales appartenant en Angleterre àquelques hommes privilégiés ; mais si l’on remarque à côté
d’eux un nombre infini de citoyens plus riches que ceux de tous les
autres Etats, et si l'on observe que ces richesses sont dues à la bonne
administration des premiers, on respecte alors des privilèges qui
servent si évidemment à la prospérité publique. Qu’importe
au démocrate de Venise que les patriciens soient tombés, si la
fortune, la gloire et la liberté de la république vénitienne ont
disparu avec eux ! J'ai présenté ces observations, afin de convaincre ceux des royalistes qui font de l’opposition au gouvernement par attachement pour les principes aristocratiques, que l'on peut reconnaître ce que ces principes ont d'avantageux, sans pour cela vouloir en faire à la société française une application intempestive. La démocratie est aujourd'hui la seule forme qui lui soit propre. Cette démocratie mobile, balancée par le pouvoir royal et par les hommes vieillis dans la pratique des affaires réunis dans la Chambre des pairs, va peut être conduire la France vers un avenir heureux et calme. Les
progrès rapides faits dans, l’ordre matériel en sont un favorable présage. On a dit de la démocratie qu'elle coulait à pleins bords; cette image est vraie, et j'ajoute : Les débris de l'aristocratie peuvent être comparés à des fragments de granit ; dispersés au milieu des eaux, ils doivent en rendre le cours difficile, soulever les vagues, faire jaillir l'écume, provoquer les naufrages ; transportés sur les bords, ils aideront à contenir les flots, ils assureront l'ancre que le pilote emporté par les courants jettera vers le rivage... Entre une influence nuisible, sans résultat possible dans le sens qu'elle poursuit, et entre une influence bienfaisante et conservatrice, le choix ne saurait être longtemps douteux pour ceux que tant de liens, tant d'intérêts, tant de souvenirs rattachent à leur patrie.
En terminant, j'adresserai une dernière réflexion aux hommes que l'habitude de l'analyse a conduits au scepticisme, et qui portent dans leurs jugements sur les résultats et les moyens employés en politique cette indifférence profonde qui naît de leur système. Je
leur dirai que, si l'on considère les révolutions successives qui ont
agité les sociétés humaines, si l'on observe que chaque peuple a eu,
comme chaque individu dans l'ordre naturel, sa naissance, son
accroissement, sa virilité, sa vieillesse et sa fin, on est tenté de
croire avec eux à un ordre immuable qui, rangeant sous une même loi l'être
animé l'arbre, les fleurs, les nations, a prononcé contre tous cette
sentence fatale : naissance, vie et mort. Sans doute, en admettant un semblable arrêt, l'âme découragée se demande si les efforts tentés pour prolonger la vie des peuples ne sont pas superflus, et si le parti le plus sage ne serait pas d'attendre avec indifférence les évènements successifs commandés par un irrévocable destin. Mais il existe au fond du coeur de nobles sentiments qui viennent troubler ce sommeil égoïste ; en outre, un examen plus réfléchi de l'histoire prouve qu'avant de mourir, ces sociétés passées ont eu de longues années de paix, de prospérité, au milieu desquelles des générations entières ont vécu sans ajouter au fardeau des misères humaines le lourd fardeau des misères politiques ; ce même examen nous montre encore les causes qui ont enfanté leurs divisions, leurs malheurs et celles qui ont déterminé leur chute.
Lors
donc qu'un peuple est dans toute sa force, lorsqu'il est riche, éclairé,
laborieux, pourquoi ces années de paix ne lui seraient elles pas réservées
? pourquoi n'éviterait-il pas ces fautes dont les expériences passées
peuvent le garantir ? Bornons-nous
donc à déplorer cette absence de sentiments patriotiques que chacun de
nous est disposé à supposer à ses adversaires, et que quelques uns
ont même le singulier courage d'avouer tout haut ; rappelons-nous que
ce scepticisme politique est la suite ordinaire des longues secousses ;
et si nous sommes forcés de reconnaître son existence, que ce soit en
lui résistant et en cherchant à le repousser loin de nous. Les
Anglais, eux aussi, après leur longue révolution, connurent l'indifférence
politique, et aujourd'hui quel est celui d'entre eux qui ne tressaille
au cri de la vieille Angleterre ? Prenons
donc foi et confiance dans l'avenir; encourageons, au lieu de les
abandonner, ceux de nos hommes d'Etat, de nos orateurs, de nos écrivains
qui ont entrepris la difficile mission d'unir l’ordre, la liberté et
l'égalité légale ; et si nous réussissons, nous aurons fourni une
preuve éclatante à l’appui du noble système qui repose sur la
possibilité de la perfectibilité humaine.
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Réalisée le 10 septembre2005 André Cochet Mise sur le Web leseptembre2005 Christian Flages