Faits mémorables |
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de l'histoire de |
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France. |
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L. Michelant. |
Souverain : Charles VI. |
Année : 1392 |
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Démence de Charles VI. |
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La
sage administration de Charles V, ses prudents efforts semblaient
promettre au pays un heureux avenir; la cruelle blessure faite à la
France dans la journée de Poitiers était guérie, les Anglais avaient dû
reculer et lâcher les conquêtes qui les avaient amenés jusqu'au centre
du royaume; les finances se rétablissaient, de riches réserves étaient
cachées dans les résidences royales; enfin la vigilance de Charles V et
l'épée de Du Guesclin avaient préparé à Charles VI un règne facile
et prospère, s'il eût hérité quelque peu de la prévoyance et de
l'habileté de son père. Mais
pendant plus d'un demi siècle tous les hommes qui gouvernent le pays
paraissent frappés d'une profonde incapacité. Tour
à tour l'avidité, l'ambition, la démence s'emparent des chefs de l'État;
tous songent à leur intérêt personnel, aucun ne se préoccupe un
instant des devoirs de la royauté. D'abord,
à la mort de Charles V, ses frères se disputent la régence durant la
jeunesse de son fils à peine âgé de douze ans, mais c'est pour piller
le trésor public et se partager les provinces. Quand
finit la minorité de Charles VI, son intelligence est déjà énervée en
quelque sorte par l'excès des plaisirs, troublée aussi par ce grand succès
de Rosebecque, qu'il obtient à quatorze ans. Avant
tout il voudrait retourner au combat : il demande successivement la guerre
contre l'Angleterre, les Flandres et l'Allemagne ; puis, lorsque les mésintelligences
et les dilapidations de ses oncles l'obligent à la paix, à défaut de
batailles il lui faut des fêtes, des tournois, des prodigalités sans
fin. Cependant,
au milieu de ces ardeurs de l'imagination, Charles VI avait le désir du
bien ; dès qu'il a atteint sa majorité, en 1388 , il remercie ses
tuteurs de leurs soins, rappelle alors les habiles conseillers de son père
et s'appuie sur le connétable de Clisson, nature violente, emportée,
mais dévoué à la royauté. Charles
VI enfin, sans renoncer aux brillantes cérémonies, aux joyeuses et
splendides journées, essayait de faire revivre les sages traditions du
gouvernement paternel, quand sa raison affaiblie l'abandonna complètement
et le livra pour le reste de son règne aux tristes inspirations de la démence. Le
connétable de Clisson, à qui Charles VI portait une sincère affection,
s'était à la fois attiré la haine de la noblesse de France et du
puissant duc de Bretagne. Auprès
du roi il combattait les prétentions des seigneurs ; en Bretagne il les
soutenait contre le duc Jean IV : les ressentiments divers qu'il avait
excités s'entendirent, un ennemi de la maison d'Anjou, à laquelle
Clisson était allié, le sire de Craon, se chargea de la vengeance
commune. Le
13 juin 1392, au moment où le connétable revenait d'une fête donnée à
l'hôtel Saint Paul, quarante bandits, conduits par Pierre de Craon, se
jetèrent sur lui et le laissèrent pour mort percé de blessures, frappé
à la tête. Charles
VI, averti du meurtre, se rendit en toute hâte auprès de Clisson et jura
de le venger, en affirmant que jamais chose ne serait payée plus cher que
celle là. Le
meurtrier s'était réfugié en Bretagne; le roi résolut de poursuivre à
la fois l'assassin et le duc de Bretagne, qui avait conseillé le crime. Quelque
répugnance qu'ils eussent à s'armer pour la cause de Clisson, Charles VI
exigea que ses oncles lui amenassent leurs vassaux et l'accompagnassent
dans son expédition. Les
princes retinrent le jeune roi autant qu'ils purent; mais il fallut enfin
obéir, on se mît en marche vers la Bretagne. Charles,
a peine relevé d'une grave maladie, était encore souffrant, néanmoins
il ne voulut écouter aucun avis; dès qu'il se sentit assez fort, il
monta à cheval et fit déployer l'étendard royal : il était déjà livré
à une agitation fiévreuse, et cherchait à échapper par le mouvement et
les aventures aux troubles de son esprit. On
était alors au milieu de l'été, vers les premiers jours du mois d'août;
un soleil ardent brûlait la campagne affaissée pour ainsi dire sous une
étouffante chaleur. Charles VI, chargé d'un lourd habit de velours noir, couvert de ses armes, coiffé d'une toque également en velours, précédait son escorte et s'avançait seul dans une forêt voisine du Mans. Tout à coup des profondeurs du bois s'élance un homme de mauvaise mine, vêtu seulement d'une cotte de toile grossière; il se jette à la bride du cheval du roi en criant d'une voix terrible : "Arrête,
noble roi, ne chevauche plus avant; retourne, tu es trahi !" suit
quelques instants le roi, puis rentre dans la forêt, tandis que Charles
continue pensivement sa route. Il
était environ midi lorsqu'il sortit du bois du Mans pour traverser une
plaine aride de sable; tout le monde marchait silencieusement, supportant
avec accablement les pénétrantes ardeurs du soleil. Charles
VI, toujours en avant des hommes de sa suite, semblait plongé dans une
sombre méditation, quand, au milieu de ce calme qu'interrompait à peine
le pas amorti des chevaux, un page qui portait la lance royale la laisse
tomber sur un casque. A
cet éclat inattendu, à ce bruit du fer qui frappe le fer, Charles
tressaille, tire son épée et, courant à son escorte, s'écrie
: "Sus. sus aux traîtres, ils veulent me livrer," Il
s'élance ainsi vers son frère le duc d'Orléans, qu'il menace l'épée
haute ; le jeune prince échappe à la fureur du roi, mais avant qu'on eût
pu s'emparer de Charles, il tua, dit Monstrelet, quatre hommes de sa
suite. Enfin,
un chevalier le saisit par derrière; on le désarme, on le descend de
cheval , et on le couche doucement sur la terre. Lorsqu'il
revint un peu à lui et qu'il apprit ce qu'il avait fait, Charles fut désespéré,
il demanda pardon, se confessa et offrit de religieuses expiations. L'accès
de fureur était calmé, mais le roi de France était insensé; à peine
échappé à l'avide tutelle de ses oncles, la démence le replaçait sous
celle de son cousin et de son frère dont les rivalités devaient être si
fatales à la France. Cependant
on conservait quelque espoir de guérir cette intelligence malade ;
parfois de passagères lueurs de raison venaient encore l'éclairer, quand
un funeste accident augmenta la folie qu'on essayait de guérir. La
reine donnait un bal splendide pour fêter le mariage d'une de ses dames. Pour
prendre plus complètement part aux divertissements de cette soirée, le
roi et cinq seigneurs avec lui eurent l'idée funeste de se déguiser en
sauvages; chacun se fit coudre dans une toile enduite de poix sur laquelle
on colla des étoupes, et l'étrange mascarade pénétra dans les salles où
Isabeau de Bavière avait réuni la cour de l'hôtel Saint Paul. Une partie de la nuit se passa joyeusement, personne n'avait reconnu le roi, lorsque le duc d'Orléans, soit pour plaisanter, soit par étourderie, ignorant que son frère fût mêlé à ces bizarres figures, approcha un flambeau de ces costumes. En
un instant ils furent enflammés; au milieu des cris d'angoisses de ces
malheureux retentirent ces mots : "Sauvez
le roi !" La
duchesse de Berry, la, jeune épouse du vieil oncle de Charles VI, devina
en quelque sorte son neveu parmi ces malheureux,
elle le saisit,
l'enveloppa dans sa robe et le sauva. Les
compagnons du roi moururent dans d'horribles souffrances. Charles
VI avait échappé au danger, mais l'émotion de cette soirée lui ravit
entièrement la raison ; les instants de calme furent plus rares, les
souffrances plus vives, l'oubli de la réalité devint plus profond. Il
prétendait n'être point marié et n'avoir pas d'enfants, puis il se méconnaissait
lui-même; il ne voulait plus être ni Charles, ni le roi de France : "Je
m'appelle Georges, disait-il, mes armes sont un lion percé d'une épée."
Et,
s'il apercevait des lis sur les vitraux, sur les murailles, il les brisait
ou les effaçait. Dès
lors le mal empira de jour; en jour et ce prince si fier, si heureux au début
de son règne, couronné à quatorze ans par la victoire de Rosebecque,
termina sa vie dans un triste abandon, livré à des mains étrangères, délaissé
de sa famille, de la reine, manquant parfois de pain et de feu. Le
peuple de Paris garda seul souvenir de son roi ; il n'avait pas oublié sa
bonté, ses louables intentions, sa politesse affable pour chacun : on
l'aimait, on le respectait malgré sa démence ; dans les jours de misères
et de désordre c'est encore de lui qu'on attendait le repos, le bonheur;
et peut être, si dans son palais, si parmi ses parents il avait trouvé
autant de tendresse et de dévouement que chez ses sujets, la raison lui fût-elle
revenue. Mais
la folie de Charles VI ne fut qu'une occasion pour l'ambition de son frère,
de ses oncles et de son cousin : ils ne songèrent tous qu'au pouvoir,
qu'ils se disputèrent avec fureur; profitant tour à tour des moments de
calme du souverain pour lui faire approuver leurs intrigues. L'autorité
royale ne parut même pas suspendue, Charles semblait toujours exercer ses
fonctions ; on n*établit pas de régence, chacun des princes était trop
jaloux de ses adversaires pour accorder à l'un d'eux une telle supériorité
: ils formèrent un conseil que présidait le duc de Bourgogne et dans
lequel se discutaient les affaires de l'État. Charles VI régna encore près de trente années, mais il n'y eut plus de gouvernement; ce fut une lutte qui s'animait chaque jour davantage, et dont le meurtre et la trahison furent le dénoûment. |
Table chronologique des faits mémorables.....
Réalisée le 20 novembre2005
André Cochet
Mise sur le Web lenovembre2005
Christian Flages