Faits mémorables |
||
|
de l'histoire de |
|
France. |
||
L. Michelant. |
Souverain : Louis XV. |
Année : 1720 |
|
||
Peste de Marseille. |
||
Si
les nations s'illustrent par les grandes victoires, par les magnifiques
monuments, par les chefs d'oeuvre de l'esprit, elle ne s'honorent pas moins
par ces dévouements exceptionnels, la gloire de l'humanité, qu'à certains
moments font éclater, du sein de la foule, les calamités publiques. Les
efforts de ces nobles coeurs, supérieurs à toutes les craintes, intrépides
autant que le soldat sur le champ de bataille, compatissants d'une pitié
toute religieuse, saisissent l'âme d'admiration et de respect. Certes,
en voyant au milieu des ravages de la peste ce courageux évêque, ces
citoyens dévoués, la veille ignorant encore leur force, devenir des héros
et risquer leur vie et leur fortune parmi tant de périls, on se sent aussi
fier de leur renommée que de celle des héros de l'histoire, des généraux
célèbres, des grands écrivains, des artistes éminents. Marseille
était encore bruyante des fêtes qui avaient salué le passage de
mademoiselle de Valois, fille du régent ; les derniers sons de la musique
retentissaient presque, les fleurs semées sous les pas de la princesse n'étaient
pour ainsi dire, pas fanées, les galères qui avaient conduit dans d'élégantes
promenades la fille du duc d'Orléans se balançaient dans le port, leurs
flammes, leurs longues banderoles aux mille couleurs flottaient encore dans
les airs : la ville enfin était à peine reposée de ses plaisirs, de sa
curiosité, lorsque, dans le courant du mois de juin 1720, la peste y fut
apportée par un navire venu de Syrie, suppose-t-on ; car la cause de ce
grand désastre n'a jamais été bien connue. La
funeste nouvelle circula lentement et surprit Marseille au milieu des
souvenirs de fête. D'abord
on douta ; les chefs de l'administration essayèrent de tromper les craintes
publiques, mais bientôt le nombre des morts vint démentir leurs paroles
rassurantes : la peste était à Marseille. Dès
le premier moment la terreur fut profonde : tous ceux à qui leur fortune le
permettait s'enfuirent, tout à coup la cité demeura déserte ; les
lazarets furent sans intendants, les hospices sans administrateurs, les
tribunaux sans juges. Chaque
jour de nouvelles désertions ajoutaient aux craintes de la population et
risquaient de porter au loin le fléau. En
un instant un immense égoïsme saisit tous les coeurs, les liens les plus
intimes furent brisés ; chacun ne songea qu'à sa propre sûreté, sans
oser même jeter un regard autour de soi. Au
milieu du mois de juillet il ne restait plus à Marseille que les gens que
retenait la misère, les malades qui n'avaient pu s'éloigner, et, pour protéger
cette malheureuse ville, deux magistrats, deux échevins, Estelle et
Moustier ; un courageux citoyen, le chevalier Rose, qui, libre de fuir, préféra
partager les dangers de la peste, et, à leur côté, cet évêque, ce bon
pasteur, Belzunce, qu'on avait inutilement supplié de se mettre à l'abri. Lorsqu'ils
se virent abandonnés, livrés presque à leurs seules forces, ils ne se découragèrent
pas ; chacun prit sa part du fardeau, et, jusqu'à la fin de cette grande
infortune, ils demeurèrent intrépidement au poste qu'ils avaient
volontairement accepté. Tandis
que les échevins faisaient venir des vivres, des secours, appelaient des médecins,
ouvraient les hospices aux malades, surveillaient les mesures de sûreté et
de salubrité, le chevalier Rose faisait enlever les morts, dirigeait les
efforts des ouvriers qu'il pouvait réunir, maintenait l'ordre et, au prix
de sa fortune, tentait d'arrêter les progrès du mal. Pour
l'évêque, il se mêlait à tous ces travaux et puisait dans son coeur une
charité sans limites. Délaissé
par ses domestiques, par sa maison ecclésiastique, que la crainte a éloignés
; privé de toute aide, Belzunce, dès le matin, parcourt seul à pied la
cité remplie de morts : il pénètre dans les maisons infectes et obscures
des pauvres, soigne et console les malades au mépris de la contagion et
sans songer qu'elle peut l'atteindre. Après
une journée occupée par cette pieuse sollicitude il revient le soir dans
les rues, sur les places encombrées de pestiférés ; il encourage les
mourants au nom du ciel, il relève leur confiance, et si tout espoir est
perdu, il les fortifie des derniers secours de la religion. Puis,
à certaines heures, il fait des prières générales, il promène l'hostie
sainte au milieu de ces douleurs, de ces souffrances, et la montre aux
malades comme une espérance. S'il
faut qu'il donne de sa personne un courageux exemple, il est toujours prêt.
Le
nombre des morts augmentant chaque jour, les bras de vinrent insuffisants
pour les transporter : on les jeta dans des tombereaux pour les conduire à
la sépulture commune ; mais chacun refusait de diriger ces funèbres
voitures. Les
forçats, rendus à la liberté pour aider aux ensevelissements, brisaient
les harnais, et les ouvriers épouvantés refusaient de les réparer. Afin
de ranimer ces âmes défaillantes, de les décider à mener ces tombereaux
chargés de cadavres, l'évêque monte sur le premier qui part, s'y assied
et le conduit à sa triste destination. Rose
venait en même temps de se dévouer à une tâche également affreuse. Sur
l'un des boulevards de Marseille l'épidémie avait pour ainsi dire amassé
une montagne de cadavres, d'où s'échappaient incessamment de mortelles
exhalaisons comme d'un volcan pestilentiel près de deux mille morts y séjournaient
depuis trois semaines et formaient une horrible masse putréfiée. Aucun
n'osait approcher de ce redoutable foyer de mort, les plus hardis reculaient
devant l'oeuvre d'assainissement ; Rose se charge de cette entreprise : il
avait découvert de vieilles fortifications voisines de l'esplanade, creusées
au niveau de la mer ; il en fait rompre les voûtes, et, relevant les
courages chancelants, il réunit cent galériens, les baigne de vinaigre, se
place à leur tête, fait entourer l'esplanade et, en moins de trente
minutes, par une manoeuvre rapide, les horribles débris des morts sont précipités
dans les bastions ouverts à l'extrémité de la place. Cependant
de si nobles exemples n'avaient pas été inutiles : une portion du clergé
se serre autour de son chef et le seconde ; quelques hommes, moins effrayés
en voyant affronter ainsi le fléau, rentrent dans la ville et viennent
joindre leurs efforts à ceux de Rose et des échevins. Au
plus fort de l'épidémie on vit une femme jeune et belle parcourir
Marseille, secourant les malades, ne répugnant à aucun office, offrant
partout son aide ; elle disparut avec le mal, et son nom resta ignoré. Enfin,
vers la fin du mois de décembre, la peste, après avoir frappé un tiers de
la population, semblait se lasser ; les habitants, jusqu'alors cachés dans
leurs maisons, reparaissaient pâles et tremblants, et circulaient
timidement au milieu des rues encore embarrassées de morts ; les magasins
se rouvraient, les marchés s'approvisionnaient ; déjà on avait commencé
la désinfection des maisons, des navires, des marchandises, des mobiliers,
lorsque reparurent des symptômes alarmants, qui réveillèrent toutes les
appréhensions. Cette
situation douteuse se prolongea plusieurs mois, et ce ne fut que vers le
milieu de juin 1721 que la santé publique parut complètement rétablie. "Ainsi,
dit Lemontey, qui a raconté avec une effrayante vérité le fléau du midi,
la peste de Marseille, cachant dans d'obscurs nuages sa naissance et sa fin,
hésita pendant deux mois à son début, comme avait fait la peste de
Montpellier en 1629, et pendant cinq à son déclin, sans que la science médicale
pût se vanter d'avoir arrêté, l'un ou participé à l'autre. Si l'on veut mesurer le temps pendant lequel avait sévi la contagion, la durée de cinq mois en paraît le terme moyen." La
peste avait cessé, mais elle laissait derrière elle une profonde misère. De
toutes parts on s'empressa de secourir Marseille. Le
régent y fit parvenir des chargements de blé et des sommes considérables.
Le
pape Clément XII envoya deux vaisseaux remplis de blé ; dans la traversée
ils furent surpris par des corsaires algériens, mais, quand ceux-ci
apprirent à qui ces approvisionnements étaient destinés, ils les
rendirent. Ceux
qui avaient si courageusement combattu le fléau prodiguèrent encore le peu
qui leur restait aux malheureux qui n'échappaient à la peste que pour
subir les nécessités de la misère. Enfin
la confiance revint ; les vaisseaux, éloignés du port de Marseille par la
peste, reparurent, tout sujet d'inquiétude s'évanouit, et bientôt la
reine du midi avait recouvré son éclat. Alors
on reprit pour ainsi dire la vie où on l'avait interrompue, et on chercha
la consolation du passé dans un incroyable mouvement de fêtes et de
plaisirs. Cet
entraînement, qui suit habituellement les grandes catastrophes, emporta
avec le souvenir du mal, celui de la reconnaissance ; Marseille heureuse
perdit la mémoire des services rendus à son infortune : Belzunce, Rose,
Estelle, Moustier lui devinrent presque indifférents ; mais la France fit
sa gloire de ces noms devenus immortels, et les honora comme ceux de ses
plus illustres citoyens. Marseille ne resta cependant pas toujours ingrate : en 1802 elle éleva un monument à la mémoire de son évêque et de ses courageux concitoyens. |
Table chronologique des faits mémorables.....
Réalisée le 20 novembre2005
André Cochet
Mise sur le Web lenovembre2005
Christian Flages