Faits mémorables

 

de l'histoire de

 

France. 

L. Michelant. 

Souverain :       Napoléon.

Année :  1812

Passage de la Bérésina.

"Le 6 novembre, dit M. de Ségur dans son Histoire de la campagne de Russie, le ciel se déclare, son azur disparaît ; l'armée marche enveloppée de vapeurs froides, ces vapeurs s'épaississent : bientôt c'est un nuage immense qui s'abaisse et fond sur elle en gros flocons de neige.

Il semble que le ciel descende et se joigne à cette terre et à ces peuples ennemis pour achever notre perte.

Tout alors est confondu et méconnaissable : les objets changent d'aspect ; on marche sans savoir où l'on est, sans apercevoir son but, tout devient obstacle."

Jusqu'à ce moment, jusqu'au commencement de novembre, la marche de la grande armée avait été pénible, semée de périls et de privations, menacée à chaque pas par les troupes russes qui sortaient de leurs déserts pour nous attaquer ; néanmoins c'étaient de ces maux, de ces dangers qu'à force de courage, d'énergie, on parvient à surmonter.

Mais lorsque les rigueurs de l'hiver sévissent contre nous, quand la nature s'unit pour ainsi dire a nos ennemis afin de nous accabler, la situation horrible de l'armée française dépasse la mesure des forces humaines ; elle, devient intolérable, et ces soldats, qui depuis si longtemps ont affronté toutes les misères de la guerre, qui se sont battus il y a vingt ans sans chaussures, à peine vêtus, qui enfin ont courageusement supporté tant de souffrances pour la gloire et l'indépendance nationales, deviennent impuissants à supporter les inexprimables désastres de la retraite de Russie.

Pour la première fois, ils connaissent, sinon la crainte, du moins le découragement ; la discipline, autrefois si forte, se relâche complètement ; le dévouement se change en un profond égoïsme ; chacun oublie ce qui l'environne pour ne songer qu'à soi-même.

On se dispute, les armes à la main, une place au misérable foyer allumé au milieu des neiges, une affreuse nourriture enlevée aux cadavres des chevaux ; les rangs sont méconnus, le lien de la patrie toujours si puissant se brise ; pour le moindre repos, pour un bien être passager, on oublie sa véritable sûreté, et c'est le sabre à la main que les officiers essaient vainement d'arracher leurs soldats à un dangereux sommeil, qui bientôt devient éternel.

Après une marche d'un mois à travers les neiges, des marais à demi glacés, sans vivres, sans ressources, par un froid qui s'augmente chaque jour, cette armée, si brillante il y a six mois qui comptait six cent mille hommes en entrant en Russie, maintenant réduite à soixante dix mille soldats en état de combattre et suivie d'une multitude inutile qui embarrasse ses mouvements, atteint la rive de la Bérésina le 26 novembre 1812.

Au milieu de ce trouble, en face de tant de désastres, un courage était demeuré inébranlable, une intelligence conservait encore toute sa raison, Napoléon veillait sur tout, et dirigeait autant qu'il le pouvait les troupes, dont il partageait les misères.

La Bérésina n'était pas seulement une barrière entre les Russes et nous, c'était un obstacle qu'il fallait absolument franchir, sous peine d'un immense détour dans ce pays désolé : l'empereur garde tout son calme pour opérer ce difficile passage ; il considère le danger d'un regard de génie, et, avec cette activité qu'il conserve dans les revers, il hâte ses dispositions afin d'échapper aux Russes qui le poursuivaient et comptaient le cerner et couper sa retraite à la Bérésina.

L'amiral Tchichagof, chassé de Borisow, s'était retiré sur la rive droite de la rivière, où il attendait les Français menacés sur la rive gauche par le corps de Wittgenstein, qui cherchait à se réunir à Kutusow.

Tant d'obstacles ne troublent pas l'empereur ; il fait reconnaître les bords de la Bérésina et envoie le général Éblé avec des sapeurs et des pontonniers pour établir deux ponts au pied des hauteurs du village de Studzianca, en même temps que par de fausses démonstrations il trompe ses adversaires sur le point véritable où il veut effectuer son mouvement.

Ce passage présentait alors des difficultés presque insurmontables ; les hauteurs de toutes parts étaient garnies de partisans russes ; depuis deux jours le dégel avait rompu les glaces de la Bérésina, et les ouvriers du génie étaient obligés de travailler plongés jusqu'aux épaules dans une eau fangeuse et glacée ; les outils manquaient aussi bien que les matériaux, pour avoir des poutres on fut obligé de démolir les maisons du village.

Toutefois, excités par la présence de Napoléon, qui les presse, les encourage, les pontonniers, avec un dévouement que l'empereur seul peut obtenir, construirent en face de Studzianca deux ponts distancés de cent toises, et destinés l'un à l'infanterie, l'autre à la cavalerie, à l'artillerie et aux bagages.

Le premier, commencé le 26 novembre à huit heures du matin, était terminé à une heure de l'après midi ; aussitôt Napoléon, qui depuis le matin n'avait pas un instant quitté les travaux, ordonne le passage et fait avancer Oudinot vers la rive droite ; Ney le suit bientôt ; et tous deux avec leurs divisions contiennent les efforts de Tchichagof, qui revenait sur ses pas pour nous barrer le chemin : à quatre heures le pont destiné à l'artillerie était prêt, deux cent cinquante pièces de canon et leurs caissons s'y engagent et courent soutenir le duc de Reggio.

Cependant la nuit était arrivée, et Napoléon espérait que la foule des traîneurs, les blessés, vingt mille personnes enfin qui, sans ordre, sans discipline, suivaient l'armée active, profiteraient de ces heures de trêve pour franchir le pont ; c'était leur salut : cependant ces hommes, fatigués, accablés par le froid, couchés autour des feux du bivouac de Studzianca, refusaient obstinément de s'arracher à cette halte environnée de périls.

Le 27 novembre, l'arrivée du maréchal Victor à Studzianca avec sa division, et la rupture momentanée du grand pont de l'artillerie, augmentèrent l'encombrement.

Enfin on vit apparaître les éclaireurs de Wittgenstein ; l'empereur alors traversa la Bérésina et alla établir son quartier général sur la rive droite, laissant au duc de Bellune, à Victor, le soin de protéger la retraite des derniers corps et d'arrêter l'armée russe aussi longtemps qu'il le pourrait.

En même temps on pressait sans plus de succès les traîneurs de gagner la rive droite.

Une nuit encore se passa dans ces inquiétudes, dans ces agitations.

Les troupes encore régulièrement organisées abandonnent la rive gauche de la Bérésina, tandis que demeurent obstinément dans la neige, dans la boue, un troupeau compacte d 'hommes, de femmes, d'enfants, de malheureux blessés qui se chauffent avec une stupide béatitude aux rares feux allumés sur le rivage.

Le 28, au point du jour, l'artillerie tonnant sur les rives de la Bérésina vint dissiper ce fatal engourdissement, on se battait des deux côtés du fleuve.

Alors, autant on avait apporté, de lenteur à le traverser, autant on y mit de hâte, et l'empressement devint également funeste. Le pont de l'artillerie s'était rompu ; on se pressa vers celui de l'infanterie, dont on se disputait le passage avec fureur, le sabre à la main, à coups de baïonnette, en renversant dans les eaux bourbeuses tous ceux qui n'avaient pas la force de conserver leur rang.

A cet instant régna un inexprimable désordre , un tumulte effrayant, où se confondaient les menaces, les cris de rage, de douleur, les roulements des voitures et les éclats retentissants du canon, qui se rapprochaient constamment.

Toutefois le maréchal duc de Bellune, maître de quatre mille hommes seulement, tient toute la journée avec une admirable fermeté devant l'armée russe.

Enfin à la nuit se frayant une route à travers les cadavres et les mourants qui encombraient le pont, Il quitta Studzianca suivi de son corps principal ; et le 29, à six heures et demie du matin , il rappela ses avant postes et fit passer son Arrière- garde.

Les Russes suivaient de près ; ils auraient franchi la Bérésina après nous si le général Éblé n'eût mis le feu au pont.

Ce fut un moment d'horrible désespoir pour ceux qui restaient sur la rive gauche, quand, serrés entre le fleuve et l'armée russe, ils se virent ainsi abandonnés.

On se rua dans un effort effrayant vers le pont enflammé, et, à travers l'incendie, on tenta de trouver une issue.

Les fuyards, poussés par les lances des Cosaques et les boulets russes, s'entassaient au milieu des voitures brisées, des hommes et des chevaux écrasés ; les plus forts précipitaient sans pitié les plus faibles dans les eaux pour se faire place : on s'avançait ; et, après d'incroyables efforts, on ne trouvait d'autre route que les glaces flottantes de la Bérésina.

Quinze mille hommes furent pris par les Russes sur cette rive fatale.

Les vainqueurs ne trouvèrent que trois canons et quelques caissons, mais ils s'emparèrent d'un butin immense qui leur rendit la plupart des richesses ; des précieux objets enlevés à Moscou.

Ayant assuré autant qu'il l'avait pu la retraite de son armée, Napoléon, qui pouvait seul réparer les malheurs de la campagne de Russie, regagna en toute hâte la France, à laquelle le célèbre vingt neuvième bulletin apprenait qu'elle pouvait être vaincue.

Le sénat accorda à l'empereur toutes les ressources nécessaires à la guerre, hommes et argent ; mais il commença à douter de cette étonnante fortune, de ce vaste génie contre lequel commencèrent alors à se former les trahisons, à s'unir les secrètes lâchetés.

Table chronologique des faits mémorables.....

 

Réalisée le 20 novembre2005

 André Cochet

Mise sur le Web lenovembre2005

Christian Flages