DEUX ODES AU CIRON DU XVIe siècle.
Le Ciron, cette jolie rivière du Bazadais qui tantôt paresse dans des lits sablonneux tantôt s'enfonce dans des gorges calcaires qui permettent à des châteaux de se mirer dans ses eaux, a tenté plusieurs poètes d'hier et d'aujourd'hui.
Long d'environ 80 kms, il prend sa source en Lot‑et‑Garonne dans les marais de Lubbon et termine son cours en apothéose puisque c'est à lui qu'on doit la liqueur d'or du Sauternais : il propage le botytris cinerea facteur de la pourriture noble grâce à la fraîcheur de ses eaux en automne.
Chez un poète bordelais du XVIIe siècle, Jean Benech de Cantenac, nous avons trouvé deux odes au Ciron différentes, l'une de 1678, l'autre de 1680, joliment tournées, élégantes, "galantes" en tout.
Jean Benech de Cantenac connaissait bien le Ciron car son frère possédait le château de Solon à Preignac, il venait s'y reposer des fatigues de la grande ville dans le calme d'une nature paisible, où il trouvait l'inspiration poétique.
Ses odes étaient adressées à des demoiselles, des muses bordelaises qu'on suppose charmantes, qui suscitaient ses vers quelque peu précieux.
Poète il l'était, on peut même le qualifier de meilleur poète bordelais du temps de Louis XIV. Ses écrits sont découverts et étudiés depuis peu, son talent apparaît grâce à des chercheurs comme le professeur Aulotte ou madame Anne‑Marie Clin‑Lalande.
Mais la vie de Benech de Cantenac est bien curieuse, c'est un roman d'un bout à l'autre. Il naît à Bordeaux vers 1630, protestant, d'une famille huguenote riche et bien implantée dans l'administration du temps : son père, Hélie Benech, est contrôleur général du domaine du roi en Guyenne, un de ses oncles, Antoine Benech, secrétaire de la chambre du roi, son cousin germain Jean Batailley, secrétaire à Paris de l'ambassade d'Angleterre et de Hollande.
Jeune homme, il part en campagne dans la cavalerie, c'est un cadet de famille : on le trouve chef de la cavalerie d'Henri Charles de la Trémoille, prince de Tarente, au service de la Hollande ; c'est l'aventure, les voyages dans les années 1650‑1660. Puis il se convertit à la religion catholique, reste quelques temps religieux dans l'ordre de la Merci dont il ne semble pas avoir gardé un bon souvenir... Et le voilà de retour à Bordeaux où il ajoute à son nom celui de Cantenac, son père ayant acheté la coseigneurie de ce village médocain.
Que faire dans la grande ville ? Il compose des poésies, des satires, des épigrammes qu'on a du mal à lui attribuer car il ne signe pas toujours, ou seulement avec ses initiales B de C. On lui prête des poèmes «gaillards» qu'on prête aussi à Corneille... Alors qu'il approche la cinquantaine, il se décrit ainsi :
"Je suis d'une taille fort médiocre... j'ai le visage assez plein, mais un peu ovale, le front grand et relevé, les yeux bruns et assez grands ... j'ai la voix mauvaise et discordante... je suis d'un constitution fort robuste ... les voyages que j'ai faits depuis quatorze ou quinze ans et les fatigues que j'ai souffertes ont peut‑être contribué à me faire bien porter ... "
Donc ce n'est pas un Adonis ; il nous dit qu'il a une robuste santé. Passionné par les belles lettres, il est lecteur et auteur de la revue à succès du temps le Mercure galant, ce qui le suppose en relations avec les ruelles parisiennes. Et sans doute tombe‑t‑il amoureux d'une belle bordelaise dont les initiales sont M. D. F. que nous avons pu identifier avec Marguerite de Ferron pour laquelle il compose un ouvrage publié en 1676 Les Marguerites chez le libraire bordelais Jacques Mongiron‑Millanges.
C'est un élégant badinage où les fleurs jouent un rôle essentiel, un peu à l'imitation de la célèbre «guirlande des marguerites» pour Marguerite de Navarre, genre apprécié autrefois où la jeune femme est comparée à une marguerite des prés.
Cette demoiselle intelligente, vive, sportive, célèbre à Bordeaux par sa beauté et son intrépidité lui répond, et c'est l'objet d'une deuxième publication Le Mercure dolant, daté de 1678.
C'est un drame : toutes les
espérances qu'on fondait sur elle se sont évanouies, elle est décédée à 22 ans,
victime sans doute de ses poumons qui n'ont pu supporter sa trop grande
vitalité. Notre chevalier est inconsolable, il réunit dans cet ouvrage le
courrier reçu et expédié, en prose ou en vers, avec des petits poèmes galants,
dont l'Ode au Ciron.
Il y a toute l'histoire de la maladie et de la disparition de sa muse, les rapports avec ses médecins, ... C'est tout un mode de vie bordelais qui apparaît, avec la vie à la ville et celle à la campagne ; le professeur Paul Roudié avait parfaitement saisi l'intérêt de ce document bordelais unique en son genre.
Ce Mercure dolant est douloureux à lire, c'est un cri de détresse, Benech de Cantenac a rassemblé "à chaud" toute cette correspondance à la disparue, et il atteint des accents poignants.
Inconsolable il l'était sûrement... cela ne l'empêche pas de publier en 1680 deux ans après, dans l'Année galante un recueil de vers et de prose dédié à Mademoiselle d'O par le Sieur DC, toujours chez Jacques Mongiron‑Millanges ; c'est très charmant, on y retrouve les fleurs personnalisées, la joie de la nature, la vie à la campagne preignacaise, et une seconde Ode au Ciron. Cette Mademoiselle d'O est probablement une Mademoiselle d'Ornano.
Puis Jean Benech de Cantenac prend une autre
orientation. Il entre en religion, fait sa théologie, est ordonné prêtre,
obtient un petit prieuré en Limousin qu'il permute en 1691 avec une charge
canoniale au chapitre cathédral Saint‑André de Bordeaux. Notre amoureux
est rangé.
Une fin bien édifiante, mais il continue d'écrire et il publie à Amsterdam vers 1705 un recueil, qui est aussi rare que les précédents Satyres nouvelles de Monsieur Benech de Cantenac, chanoine, où il montre une grande originalité de pensée et réelle clairvoyance dans les erreurs de son temps, les défauts d'une société contrainte et vieillissante.
C'est un petit ouvrage de 89 pages excellent, d'une parfaite versification, où nous trouvons des satyres, des épigrammes, des réflexions, des requêtes, des madrigaux, sur des sujets très variés. Il y a là une morale réelle, mais absolument pas de convenance, l'auteur manifeste une grande indépendance d'esprit,... c'est peut‑être pour cela que le petit ouvrage fut imprimé en Hollande.
En 1712, le chanoine cède cette charge à son neveu Théodore Calandrini, curé de Saint‑Seurin‑de‑Cadourne et il meurt en 1714. Il est inhumé dans la cathédrale dans la sépulture des chanoines, le 30 août 1714.
Mais revenons à nos Odes sur le Ciron, l'une de 1678 adressée à Marguerite de Ferron, l'autre de 1680 pour Mademoiselle d'O. Les deux ouvrages sont à clés et à pseudonymes, l'auteur s'y nomme chaque fois Cléandre, ses muses, Iris, pour Marguerite et Sylvie pour Mademoiselle d'O.
Les personnages à clés, médecins et autre, n'ont d'ailleurs pas tous été identifiés avec certitude. Le nom de Cléandre se rapproche de celui de Cléanthe, nom d'un philosophe stoïcien antique qui succéda à Zénon d'Elée, et de celui de Cléante, un personnage raisonnable du Tartuffe de Molière, joué pour la première fois en 1664.
Pierre COUDROY de LILLE
Petit fleuve coulant d'un
mouvement tranquille,
Que je te voy passer
heureusement tes jours !
La Nature pour toy se montre
bien civille
Elle ne presse point ny
n'arrette ton cours
D'un bruit toujours égal et
d'un murmure sourd
Ton Onde toujours pure à toy même s'échape,
L'Astre amoureux de toy la suit comme elle court
Et fait briller tes eaux du rayon qui les frape
Ton lit toujours plenier est une sure couche
On tu roules sans trouble et tes jours et tes
nuits,
Il n'est tien d'insolent qui t'aborde ou te
touche
Et tu vis à l'abry des amoureux ennuys
L'avare matelot ny l'importun
pêcheur
De la rame ou du rhé ne troublent point ton Onde
De même qu'en ta source on te voit par tout pur
Et tu ne portes rien de prophane ou d'immonde
Les Corbeaux, les Hérons de tes eaux sont
indignes
Ces écumeurs de Mer n'approchent point de toy
Tu soufre seulement les Pluviers et les Cignes
Parce que ces oyseaux vivent de bonne foy.
Tes petits Habitants se jouent
sous tes flots
D'autres sous ton gravier creusent leur
domicille
Tous selon leur instint y vivent en repos
Comme des Citoyens en une bonne Ville
Que de pocessions de tes
eaux encernées
Donnent à tes voisins
d'agréables séjours !
Tu fais en te jouant des Isles
fortunées
Et des peuples heureux par tes
obliques tours
Le long de ton Canal sur tes
bords toujours verts
On voit a double rang des Sapins et des Saules
Qui semblent estre nez avecque l'Univers
Et soutenir les Cieux sur leurs vastes épaules
Aussy de tes Cristaux leurs
racines beignées
Ont de tout temps gardé quelque chose de saint
La fureur de l'Acier et celle des cognées
Sont de noirs attentats qu'elles n'ont jamais
craint
Tout brille autour de toy, tout y plait, tout y
rit,
Tu fais mille plaizirs sans retarder ta course
Et ces Biens ont un fond qui jamais ne tarit
Non plus que les Ruisseaux qui coulent de ta
source.
On sent à ton abord un certain
Air qui pousse
Avecq un doux parfum un ambre toujours fraix
Et cette odeur qui flate et si tandre et si
douce
Se fait de tes vapeurs et des fleurs du Marez
Tous les charmes, enfïn,
du Fleuve Elizien
Quelques
touchans qu'ils soient n'ont rien qui te surmonte
Et si son doux séjour n'estoit comme le tien
Les bien‑heureux Héros n'en fairont pas de cote.
Petit Fleuve enchanté qu'un doux torrent
entraine
Arrette toy de grace, ou tu verras Iris
Parle luy de ma part et dis à cette Helene
Que son eloignement fait mourir son Paris
Que les maux qu'elle sent m'ont presque démonté
Qu'on me plaint me voyant d'un changement
estreme
Que je ne puis guerir quavecque sa santé
Et qu'a mon amour prez je ne suis plus le même
Que ses Orges, son Lait et tout
ce qu'on ordonne
Sont a n'en pas uzer des secours superflus,
Puis qu'elle dit souvent quelle n'ayme personne
Du moins pour se guerir qu'elle s'ayme un peu
plus.
Dy luy combien je sents mon
esprit abbatu
De veoir que d'elle‑même ayt si peu
d'estime
Et qu'elle dans son sens se fasse une vertu
De ce qui dans le mien passeroit pour un crime
Qu'elle peut de bon droit
et sans paroitre vaine
Elle même estimer jusques ou va son prix
Et croyre francbement sans se faire son prix
Qu'une Helene toujours est digne d'un Paris
Enfin, si tu la vois et si tu
l'entretiens
Qu'on ne voit point aussy d'amour comme la
mienne.
La réponse d'Iris est jolie, et se trouve en accord galant avec le "poulet" envoyé par Cléandre.
Il est bien dommage que vous ne vous avisiez de
faire parler le Gange le Danube ou l'Euphrate, je m'imagine que vous leur
feriez dire de belles choses puisque
vous avez si bien réussi à instruire un petit fleuve qui m'a débité votre
compliment du meilleur air du monde et lequel j'ai reçu avec beaucoup de
plaisir.
Je suis fort trompée si vous n'aimez mieux la
coquetterie que la gravité et si vous ne faites mieux vos affaires avec les
petits ruisseaux qui se coulent à la dérobée qui portent les poulets et les Lettres
sans être aperçus, que non pas avec ces grands bras de mer qui ne portent que
de lourdes machines et qui ne marchent qu'à grand bruit.
J'ai voulu charger le petit fleuve de cette
réponse, mais il m'a dit qu'il ne pouvait pas remonter vers sa source ni
changer sa route, que Neptune lui avait commandé de se rendre à petites
journées vers les côtes de Mauritanie et de courir les mers de Madagascar
jusqu'à nouvel ordre. J'ai cru sur ce pied là qu'il valait mieux mettre ma
lettre à la Poste. Je bénis la maladie de notre pays sans laquelle vous vous
porteriez bien à la ville et nous n'aurions pas profité de vos rêveries de
campagne, soyez malade tant qu'il vous plaira, je m'en consolerai pourvu que
votre esprit se porte aussi bien et qu'il nous donne toujours d'aussi agréables
nouveautés.
Je n'ai eu garde de dire au Ciron ce que je pensais de
lui parce que sur l'avis que vous m'aviez donné qu'il s'enflait aisément il
était à craindre qu'il ne submergeat cette province et qu'il n'y fit un
horrible dégat."
Petit fleuve, Onde pélerine
Qui va parcourir
l'Univers
Soit le Héraut de
tant de vers
Que j'ay fàits pour
mon Héroïne
Va faire sonner dans ton cours
Jusqu'où le bel
astre se couche
Tout ce que ma lire
et ma bouche
Ont chanté depuis
tant de jours.
Va t'en de grace faire entendre
jusqu'où vont
l'amour et 1a foy
Et que Silvie a pu
sur moy
Tout ce qu'on peut
sur un coeur tendre
Dy les peines et le soucy
Que me coûte cette
inhumaine
Et que le nouveau
Monde apprenne
Tout ce que j'en ay
dit ici.
Ne lave ny côte ny
rive,
Ne passe par aucun
endrets
Qui ne soient
instruits des atrets
Qui tiennent mon Ame
captive
Que le Mince
et que l'Eridan
Que le Fleuve
à l'Onde dorée
Scachent
comme elle est adorée
Sous le Ciel
du Monde galan.
Apprens au Tybre, apprens à l'Hebre
Que tu verras
en pleine Mer
Qu'il n'est
point sur le flot amer
De beauté qui
soit si célèbre
Dy leur qu'il n'est rien de pareil
Et que sur
l'un et l'autre Monde
Sylvie y
paroit sans seconde
Aussi seule que le Soleil
Mais dy leur aussi que l'ingrate
N'a nulle tendresse de coeur,
Qu'il n'en fut jamais un si dur
Du Danube jusqu'à l'Euphrate
Que les maux les plus furieux
Que l'on sent
pour elle à toute heure
Et les
chagrins que l'on endure
Font quelque
plaisir à ses yeux
Qu'elle a d'agréables malices
Que ses Amans
n'évitent pas
Et qu'ils
trouvent dans ses appas
Et des peines
et des délices
Que ses graces et sa fierté
La font si
sévère et si belle
Qu'on ne
scait qui prévaut en elle
Ou la rigueur
ou la beauté.
Dy leur enfin que l'inhumaine
Fait par cent
supplices divers
Gémir
Cléandre sous ses fers
Et qu'elle se
rit de sa chaîne
Que ce dolant infortuné
Pressé d'un
amour infinie
Va faire à la
fin de sa vie
Le coup d'un
amant forcené.
En un mot, que sa destinée
Le va trouver
au désespoir
Si les Dieux
ne font leur devoir
A réduire
cette obstinée
Qu'on yra
dire à nos Neveux
Les maux qu
îl a souffert pour elle
Et qu'il est
mort aussi fidelle
Comme il a
vécu mal‑heureux.
Hélas ! Il n'y eut point de réponse, ou tout au moins le Mercure galant n'en donne point. Ce joli "poulet" qui fait intervenir l'Ebre le Tibre, l'Euphrate laissa la belle Demoiselle d'O indifférente, ou l'exapéra peut‑être ; on se trouvait alors peu avant Pâques et elle était davantage orientée vers de pieuses pensées. Benech de Cantenac changea alors de style et lui envoya des stances Premières lamentations de Jérémie en paraphrase, puis un magnifique Alleluya, bien plus de circonstance. Et le Ciron dut oublier ces beaux vers.
Anne‑Marie CLIN‑LALANDF, Recherches sur le Mercure Dolant (1678) roman attribué au poète bordelais./ean Benecb de Cantenac (vers 1630 ‑ 1714), thèse de doctorat de 3e cycle de littérature française présentée devant l'Université de Bordeaux III, le 2 octobre 1982, 213 p.
Le Mercure dolant, Bordeaux, 1678, fac‑simile, Presses universitaires de Bordeaux III, 1984.
Robert AULOTTE, Les Marguerites de Cantenac, University of Exeter Press, 1989.
Pierre COUDROY de LILLE, L'Iris de Benech de Cantenac identifiée, Revue archéologique de Bordeaux, 1998.
Texte paru dans les CAHIERS du BAZADAIS
N° 130 3ème trimestre 2000.
Publiés par les AMIS du BAZADAIS
Hôtel MAUVEZIN
Place de la Cathédrale
B.P. 34
33430 BAZAS.
Placé sur le site en octobre 2001
Avec la permission de M. Jean Etienne BIBES
Président des AMIS du BAZADAIS